Aujourd’hui, nous nous accordons tous – ou presque – à voir dans le culte de la différence une notion, voire même une valeur, de toute première importance. Il y a vingt ans il fallait communiquer, aujourd’hui il faut différer. Reconnaître la différence, accepter la différence, cultiver la différence : tels sont les nouveaux mots d’ordre.
Cette moderne et heureuse exaltation (heureuse, car ceux qui la refusent sont de biens tristes personnages) n’est malheureusement ni aussi progressiste ni aussi drastique qu’on voudrait nous le faire croire. En quoi consiste t-elle ? A dire que les Noirs sont différents des Blancs, que les Américains n’ont rien à voir avec les Européens, que la nourriture en Asie est beaucoup plus épicée qu’en France ?
Cette constatation aide-t-elle à accepter l’élément étranger ? Certainement pas. Car en y regardant de plus près on notera que ce n’est jamais la différence qui nous gêne, mais bien l’absence de différence – autrement dit l’incapacité de l’autre système, de l’autre groupe, de l’autre société, à fabriquer des différences. On ne reproche jamais à l’étranger de parler une autre langue, on lui reproche de mélanger les subtilités et les nuances de notre propre langue (par exemple de tutoyer au lieu de vouvoyer). Quand un Européen reproche à un Indien de manger le riz avec les doigts, il ne lui vient jamais à l’esprit que lui aussi mange avec les doigts (par exemple : les fruits, les gâteaux…) – mais il voit dans l’incapacité de l’Indien à faire la différence entre le riz et les fruits un signe évident de ‘barbarie’. Les étrangers, en somme, sont incapables de respecter les vrais différences. L’autre est celui qui ne comprend rien aux nuances, celui qui ne fera pas la différence entre un salon et une salle à manger, entre un pain et une baguette, entre le mot ‘salut’ et le mot ‘au revoir’.
Derrière cette incapacité du ‘barbare’ à identifier nos différences (tu et vous, fruit et riz, pain et baguette…) on ne reconnaît pas à ce dernier le droit de différer, donc de fabriquer des différences : les Indiens mangent tout avec les doigts, les Africains ont tous la même odeur, les Américains sont tous immatures, etc, etc…
Ce qui dérange ce n’est pas la norme ou l’autre norme, c’est l’absence de normes, autrement dit l’anormal.
En partant de cette axiome, admettre la différence ce n’est plus admettre que X diffère de Y, c’est admettre qu’il diffère différemment. C’est admettre que toute minorité a son propre système de valeurs – c’est être capable, en Amérique du Sud, d’identifier dix variétés de piments, de faire la différence dans le grand Nord entre dix nuances de blancs, de ne pas confondre le rap et le funk – c’est remarquer que l’Indien (celui qui mange tout avec les mains) ne touche jamais un aliment avec sa main gauche – parce qu’elle est impure, mais toujours avec sa main droite et que cette différence là est, de son point de vue, la vraie différence… La seule, en fait, qui soit valable.
Nous avons tous tendance à être le (ou la) seul(e) à voir et à comprendre nos propres différences. Nous croyons tous, en un mot, qu’un frère ressemble en tout point à son frère.
L’abondant courrier qui alimente ce journal est truffé d’allusions à cette autre différence. Ceux qui sont partis pour un an à l’étranger évoquent facilement cette notion. Passés les premiers mois, les participants aux programmes d’échanges cessent bien souvent de comparer le bleu au rouge. Pour Nathan (pages 6 à 8) l’Australie commence à ressembler à la France. Pour Dominique et Hélène (page 16), l’Oklahoma et le Wisconsin sont, par contre, deux états très différents. En moins d’une année les étudiants d’échange réalisent, consciemment ou non, qu’accepter l’autre c’est accepter de reconnaître que tout système est apte à générer des différences.
Xavier Bachelot
Edito paru dans le journal Trois-Quatorze n°19