En image : “Promenons-nous dans les bois” — Manon, Nampa, Idaho — Une année scolaire à l’étranger
EN GUISE D’ÉDITORIAL — PIE & Le Petit Chaperon rouge
C’est sans doute le plus célèbre des contes. Son personnage principal, Le Petit Chaperon rouge, donne son nom à ses deux versions les plus répandues (parmi la centaine qu’on dénombre). Celle des frères Grimm pourrait bien nous aider à éclairer le parcours de nos adolescents voyageurs.
L’argument est limpide : une jeune enfant est invitée par sa mère à rejoindre sa grand-mère et à lui apporter de quoi se restaurer. Il lui faut pour cela traverser la forêt. Malgré les recommandations maternelles, le Petit Chaperon quitte le chemin, s’égare en forêt et y rencontre le loup. Ce dernier la charme et la distrait : il l’invite à cueillir des fleurs. Pendant que la petite batifole, le Loup la devance et se présente, avant elle, à la demeure de la Grand-mère. Il dévore cette dernière, se substitue à elle. Plus tard, il accueille le Chaperon qu’il dévore à son tour.
Les variantes et détournements du conte ne manquent pas : en tout genre, en tout lieu, en tout temps. Quant aux interprétations, elles sont légions également : psychanalytiques, sociologiques ou anthropologiques, sombres, réalistes ou romantiques… Toutes ou presque s’accordent à voir dans la forêt un symbole du monde extérieur, un univers semé d’obstacles et de tentations. Le loup, symbole de la plus puissante d’entre elles, s’impose comme le prédateur absolu qui menace, dans tous les sens du terme, l’intégrité physique et morale de la petite fille. Pour la plupart des exégètes, la pièce à l’évidence se joue à quatre personnages et la lutte se circonscrit à une opposition féminin/masculin : le loup versus la fille, sa mère et sa grand-mère.
Dans la version qui nous intéresse —celle des frères Grimm—, souvent qualifiée d’édulcorée, un cinquième larron intervient : le chasseur. C’est lui qui, dans l’épilogue, arrive en sauveur, pour ouvrir le ventre du loup et en extraire encore vivants et le Chaperon et sa grand-mère. Ce « happy-end » est en fait très intéressant, car il modifie sensiblement la lecture de l’ensemble du drame. Attachons-nous déjà à un détail. Il est écrit, dans les premières lignes du conte : « On appela désormais [la fillette] le Petit Chaperon rouge… », comme pour bien souligner que le protagoniste principal est une fille, mais que son appellation courante, le « Petit Chaperon » fait d’elle aussi un garçon, et que le genre, en l’occurrence, importe peu. Notre petit Chaperon, c’est clair, est à la fois fille et garçon.
Si on regarde le rôle de la mère, on se rend compte que, d’un côté, elle prend toutes les précautions pour prévenir sa fille du danger, mais que de l’autre, c’est elle qui paradoxalement la « met en danger » en l’envoyant seule dans la forêt inconnue, menaçante et immense : la mère jette donc —et à proprement parler— sa fille « dans la gueule du loup ». Attachons-nous maintenant au Loup et posons-nous les questions suivantes : si le but de ce dernier est de « dévorer » le Chaperon, pourquoi, lors de sa première rencontre avec la fillette dans la forêt, ne se jette-t-il pas directement sur elle et ne se rend-il pas ensuite (et seulement ensuite) à la maison de la grand-mère, pour la dévorer à son tour ? À quoi lui sert ce stratagème de l’invitation à la cueillette et à la découverte des plaisirs de la forêt ? Et si la métaphore sexuelle —clé de la lecture psychanalytique— est fondée, comment expliquer que le loup s’intéresse autant à la grand-mère qu’à la jeune fille ? De la grand-mère, le conte ne nous dit pas grand-chose sinon qu’elle a de grandes oreilles, de grands yeux, de grandes mains et une « grande gueule » (!)… qu’elle a, autrement dit, tous les attributs de l’expérience et de la sagesse : ceux du « bien entendre » (=comprendre), du bien voir, du bien saisir (comprendre encore), et du bien parler.
Reprenons maintenant l’ensemble et admettons que le Chaperon, sa mère, sa grand-mère, le Loup et le Chasseur ne fassent qu’un, qu’ils ne soient autres que les cinq versants d’un même personnage. Tout alors s’éclaire différemment. Relisons l’histoire. La mère du Chaperon devient maintenant un double de la petite fille, une voix intérieure qui ordonne à l’enfant d’aller voir le monde, mais qui dans le même temps l’invite à s’en méfier. C’est cette voix qui incite le Chaperon à faire le « grand voyage »… mais qui tient aussi et avant tout à l’y préparer. Une voix connue de tous, celle qui nous dit « Oui » et qui nous dit « Non ». La forêt reste la forêt, cet océan intérieur à traverser, cet Atlantique à vaincre, ce monde inconnu plein de pièges à surmonter, de beautés à contempler, de nouveautés à expérimenter.
Le Loup ce n’est plus le mâle, mais le mal… un équivalent baroque de la tentation. Il est à la fois le plaisir et les dangers associés au plaisir ; il est les pulsions les plus vives du Chaperon (pour ne pas dire ses démons) ; il incarne les forces contradictoires qui nous habitent, nos conflits intérieurs ; il est celui qui mange et qui nous pousse à manger ; celui qui nous invite à nous « perdre » en prenant des chemins de traverse. Le Loup est lui aussi —et bien entendu— le double de la grand-mère, puisqu’un simple bonnet de nuit, mal ajusté sur sa tête, suffit à faire illusion sur la petite fille et à « tromper son monde ».
Et la grand-mère —elle dont on apprend qu’elle sort du même ventre que l’enfant (et au même moment qui plus est)— qu’est-elle donc, sinon un autre double du Chaperon ? « Quand le chasseur eut donné quelques coups de ciseaux, il aperçut le rouge du Chaperon […], puis la vieille grand-mère sortit à son tour, vivante elle aussi ! » La grand-mère c’est notre Chaperon devenu grand, c’est celle/celui qui a tout appris de la grande traversée. La grand-mère c’est l’adulte en puissance.
Oh, comme il nous parle ce conte, à nous tous qui choisissons de voyager de par le monde (au sens premier du terme), qui voulons repousser nos frontières, affronter l’inconnu des terres lointaines, des rivages et des visages exotiques. La psychanalyse voit dans le rouge du petit chaperon la couleur des émotions violentes de la sexualité. Le moyen-âge et sa symbolique y voyaient un signe de protection… Question de lecture et d’époque. Le conte dans la version des frères Grimm eût été à nos yeux parfaitement juste si, au lieu d’être rouge, le chaperon en question eût été jaune et bleu. En se parant des couleurs de PIE, l’histoire aurait reflété avec encore plus de justesse notre réalité et aurait fait de ce conte incontournable la plus belle des paraboles de ce voyage initiatique que représente, à l’heure où l’on quitte l’enfance, une année de vie loin des siens. Cette décision de s’éloigner loin et longtemps —toutes les éditions de 3.14, en témoignent—demande un peu de cette force et de ce courage liés à ce que les adultes appellent « prise de risque » ou « insouciance ».
Cette décision de vivre un an à l’étranger, les adolescents la prennent pourtant —et seuls parfois—, confiants dans ce que l’avenir leur réserve, car conscients que, quoi qu’il advienne, ce sont eux qui traceront leur voie et qui tireront les enseignements de leur démarche. Pour nos participants, le voyage n’est pas une « mise en danger », mais bien une mise en perspective. Ils savent d’instinct qu’en empruntant ce chemin de traverse du séjour long, ils affronteront autant de joies que de peines, d’« anges » que de « démons » ; et ils sentent, en bons Chaperons, que de l’autre côté de leur forêt se cache un bout de leur identité et se joue un peu de leur avenir.
Article paru dans le Trois Quatorze n° 59
En image : “Le Petit Chaperon rouge”
Illustration : José Maria Gonzalez