En guise d’Edito
Pour ou contre l’Amérique ? Tel était le débat engagé récemment sur une grande chaîne de radio. Et le présentateur de déclarer avec fierté après l’intervention d’un auditeur : « Je trouve très bien que, sur cette antenne, s’exprime les pro comme les anti Américains. » Le « pour » ou « contre » un pays et un peuple était devenu, dans la bouche de ce présentateur, le gage d’un certain pluralisme et d’un véritable esprit de tolérance. Personne aujourd’hui, dans notre pays, ne s’étonne vraiment qu’un tel débat puisse exister ! C’est bien là ce qui nous inquiète. Imaginons en effet d’autres confrontations organisées sur le même principe : « Etes-vous pro ou anti Norvégiens, pro au anti Camerounais, pro au anti Français !
Récemment le mensuel « l’Écho des savanes » titrait sur « L’Amérique débile ». À l’intérieur du journal, on pouvait lire « la presse [américaine] va du totalement inintéressant au parfaitement taré » ou encore : « se retirer des attaques du monde, de la vraie vie, des vrais gens, c’est l’obsession de chaque Américain moyen. » Et toujours dans le même journal : « Les Américains sont devenus gravement cons. » Dans le quotidien « Le Monde », un membre de la Direction Technique Nationale de football écrivait ces derniers temps : « Ce n’est pas parce qu’on est américains qu’on peut s’acheter des racines. On a plus vite fait d’avaler un Mac Do que de devenir champion du Monde. » À l’occasion d’Halloween, « Libération » publiait, sous la plume d’un professeur à l’Université de Dijon, un article, intitulé « La guerre d’Hallowen », dans lequel la fête en question était présentée comme « le cheval de Troie de l’économie et de l’idéologie américaines » – les Américains y devenaient de façon implicite des ennemis et des envahisseurs. Dernièrement la campagne de lancement d’un film était orchestrée autour ce slogan ambigu et racoleur : « Ne laissons pas l’humour juif aux Américains ! ».*
Ces exemples ne sont malheureusement pas isolés. Ils fleurissent même un peu partout : à la radio, à la télévision, dans la presse, dans la rue. Ici l’Amérique est sanguinaire, là elle est diabolique. Partout résonnent des phrases chocs laissant entendre que l’ennemi est à notre porte, que son intention est bel et bien de réduire en cendres notre identité, autrement dit notre nature et notre culture, que cet adversaire qui posséderait déjà tout en voudrait plus encore. On pense aux discussions sur le GATT, à celles portant sur le cinéma ou la télévision. Les sous-entendus sont souvent pervers. Et l’impression globale est malsaine. On sait que de tels propos ont déjà été entendus, en d’autres temps et à propos d’autres communautés, et qu’ils ont fini par engendrer de vrais crimes et de vraies guerres !
Comment expliquer qu’un pays comme la France, à l’image de bien d’autres pays dans le monde, se laisse aller à de telles facilités, à des jugements sans analyses et sans nuances. Comment comprendre que l’anti-américanisme, qui a toujours nourri le débat politique français, puisse s’étendre à toutes les couches de la population à tous les milieux sociaux, et à tous leurs représentants ?
Le monde actuel souffre, comme il a souvent souffert – mais sa douleur, on doit l’admettre, est aujourd’hui immédiatement et partout répandue. Elle s’étend à vitesse grand V, véhiculée par les transports, les médias, les réseaux… Les virus sont mondiaux, les maux sont planétaires. Le monde est partout en mouvement : ses bases sont forcément plus instables – le monde se cherche : certainement plus aujourd’hui qu’en d’autres temps. Nombre de groupes sociaux sont en déroute, nombre de cultures et d’identités sont en crise. On ne compte plus les bouleversements et les interrogations ! On mesure à une nouvelle échelle le trouble et le mal-être.
Que fait le citoyen pour réagir ? Il recherche naturellement les causes : libéralisme à outrance, surconsommation, déficit égalitaire. Il n’a peut-être pas tort. Mais à partir de là, au lieu de s’interroger sur lui-même et sur le groupe auquel il appartient, il préfère traquer le méchant. Pour ce faire, il simplifie et il amalgame. Les groupes se créent et se renforcent. On accuse l’autre, on fabrique du bouc émissaire. Et l’on converge, comme on l’a toujours fait, vers un ennemi commun, celui qui concentrerait tous les malheurs et tous les défauts de nos sociétés contemporaines.
Les Américains sont les mieux placés pour remplir ce rôle. D’abord – l’histoire l’a prouvé -, parce qu’un bouc émissaire est nécessairement un faible ou un puissant (un handicapé, un roi ou son fou), ensuite, parce qu’à l’heure de la mondialisation, un bouc émissaire efficace se doit, pour remplir correctement sa fonction, d’avoir sinon une aura mondiale, du moins un pouvoir planétaire. L’Amérique possède presque tous les critères pour être ce chat noir : domination économique et diplomatique, impérialisme culturel et sportif, hégémonie de la langue et de la monnaie…
Il est toujours plus facile d’accuser l’autre que d’assumer ses propres excès et ses propres erreurs, plus simple d’avoir peur du voisin que de soi-même, plus aisé de se soustraire que de s’impliquer. La mal-bouffe ne serait pas le résultat de nos faiblesses, mais la seule conséquence d’une invasion extérieure – comprenez : « Les Américains nous l’ont appris ». Si les Français ne votent pas ou s’enlisent dans des débats politiques médiocres, ce n’est pas de leur propre chef – entendez : « C’est parce qu’ils ont été influencés par la politique spectacle à l’Américaine. » Si notre télévision diffuse des jeux stupides et si notre public s’en nourrit et s’en contente, ce n’est ni la faute de l’une ni la faute des autres – le coupable est forcément ailleurs – il niche, vous l’avez deviné, de l’autre côté de l’Atlantique – chez la mère de tous nos vices et de toutes nos stupidités.
Voilà comment les nuances explosent. Voilà comment on en arrive à dire que tous les Américains sont des mangeurs de MacDo, qu’il sont tous pour la peine de mort, qu’ils sont tous grands et gros, incultes et immatures – comment on en vient à renier en bloc le cinéma américain, sa littérature, son architecture, ses inventions, ses avancées, ses trouvailles.
Nous ne disons pas ici que l’Amérique est un exemple, ni que son peuple soit au-dessus des autres : loin de là. Ce que nous revendiquons simplement, en son nom, c’est son droit aux différences internes et à la complexité. L’Homo-Americanus – à supposer qu’il existe – n’est ni un ni monolithique. Il a, au même titre que les autres, le droit à l’imbécillité et à l’intelligence.
Qu’est-ce que le racisme, sinon cette capacité à juger quelqu’un en fonction de son appartenance à une communauté ? Qu’est-ce que le racisme, sinon de considérer une personne, non comme un individu à part entière mais comme un élément d’un groupe qu’on rejette ? « Si ce n’est toi c’est donc ton frère » dit la fable. Autrement dit « Tu n’es coupable de rien d’autre que d’être ce que tu es. »**
L’anti-américanisme ne peut être qu’un sentiment primaire. C’est un racisme ordinaire – un racisme dans le vent – d’autant plus méprisable qu’il est toléré, brandi même par certains, avec fierté et force, comme un étendard.
* Il s’agit de « Cours toujours », film de Dante Desarthe. Le slogan est apparu dans Pariscope et a été placardé sur la plupart des affiches à Paris et en Province. L’accroche laise clairement entendre que les Américains pillaient le patrimoine mondial. Il est intéressant de noter que le patrimoine en question est abstrait, insaisissable par nature, et qu’il n’appartient, de fait, à personne
** On notera avec amusement qu’à l’occasion de la conférence de Seattle, les médias européens, dans leur grande majorité, se sont étonnés de découvrir qu’il y avait une résistance américaine aux effets néfastes de la mondialisation !
Article paru dans le journal Trois-Quatorze n°33