Opinion, par Xavier Bachelot
« Le terroriste Katrina est un soldat envoyé par Dieu pour combattre à nos côtés. » « Le soldat se joint à nous pour démolir l’Amérique. » (1) Ces propos, tenus par le directeur du centre de recherche du Ministère des affaires religieuses du Koweït et par un internaute, étaient rapportés par le journal Le Monde dans son édition du 4 septembre. Le même jour, en privé, j’entendais à propos du même événement : « C’est bien fait pour eux (les Américains), ils n’ont que ce qu’ils méritent. » Si je me permets de rapprocher ces propos , c’est qu’ils ont tous trois à voir avec une forme aiguë de fondamentalisme – qu’il soit purement religieux ou, plus largement, idéologique. En effet, l’idée qui sous-tend ce : « Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! » n’est autre que de définir l’Amérique comme une entité, quasi métaphysique, de rejeter sur elle l’ensemble des maux – de nos maux, pour la reconnaître au final comme l’incarnation du mal en général. Il n’y a plus alors – quoi de plus normal – qu’à souhaiter sa chute, voire son anéantissement.
Les réactions qui ont suivi le passage de Katrina ont de quoi surprendre. Si le Tsunami a inspiré à la France entière de la compassion, le cyclone a révélé, ou réveillé, dans la presse tout particulièrement, des sentiments quasi opposés. Dans le Paris Match du 8 septembre, on pouvait lire : « Le vacarme est assourdissant, la caméra montre des visages effrayés, les femmes serrant leurs enfants dans les bras. Des soldats jaillissent de l’hélicoptère, fusils d’assaut à la main. Ils prennent position. Comme en Irak. Une scène d’une inhumanité totale… L’Amérique reproduit par réflexe, sur son propre sol, ce qu’elle entend faire partout dans le monde, sécuriser de force sans respect pour les peuples. » (2) À partir d’une simple dépêche A.F.P. (rédigée d’après un témoin évoquant un viol), France Info a ressassé toute une journée que « la Nouvelle-Orléans était en proie aux violeurs. » Partout on a parlé « d’anarchie », de pays qui « prenait l’eau », de « situation apocalyptique ». Dans les médias, c’est une évidence, la part faite aux difficultés rencontrées et à la souffrance qu’elles ont pu engendrer, a, pendant un mois, été globalement minimisée, pendant que la part belle a été faite à l’incurie de la société et aux souffrances qu’elles n’ont pas manqué de générer. Subtile nuance qui en dit long sur l’idéologie qui sous-tend une telle démarche. La cause première du désastre – la puissance de l’ouragan – a en effet souvent été totalement occultée pour laisser la place à d’autres explications. Dans Libération par exemple, le 1er septembre, le journaliste Fabrice Rousselot, qui évoque les raisons de la catastrophe, cite : la mauvaise évaluation du désastre, les digues pas assez solides, la présence des troupes en Irak, le temps de réaction de l’administration. Il ne fait nullement mention de l’ouragan en lui-même.
On est en droit alors de s’interroger sur cette incapacité à considérer, ou même à identifier, les situations pour ce qu’elles sont, et non pas à la lumière de nos idéologies, ces bêtes souvent immondes et rarement repues, qui ôtent justement toute clarté et empêchent toute analyse. L’anti-américanisme, qu’on le veuille ou non, est un de ces monstres. Il empêche ici de voir l’évidence : l’Amérique a, dans le cas présent, comme huit mois plus tôt l’Asie, été d’abord victime d’un phénomène atypique qui a engendré ipso facto une situation quasi ingérable. Une bonne gestion de la crise aurait minimisé ces effets, mais n’aurait en aucune façon fait passer la puissance de l’ouragan de la force 5 à la force 2. Quand la vraie cause était évoquée, c’était souvent pour y adjoindre une nouvelle accusation.On voyait alors dans la puissance de l’ouragan une sorte de revanche des cieux : les Etats-Unis, uniques « pourvoyeurs » de CO2, et donc principaux responsables du réchauffement climatique (d’autant qu’ils n’ont pas ratifié Kyoto), avaient été punis par Dame Nature, variante moderne du Toutpuissant, de l’être suprême, autrement dit de Dieu.
Admettre, car cela semble être le cas, que le gouvernement américain ait gravement failli dans la gestion de l’avant et de l’après Katrina (mauvaise anticipation, lenteur de la réaction, etc.), ne permet pas de justifier cette incapacité à accepter, quand il s’agit des Etats- Unis, la détresse en tant que telle. Le « quand » (« Quand il s’agit de la crise ») est ici un « parce que » déguisé, car c’est bien à l’Amérique, à travers ce qu’elle incarne et symbolise, qu’on refuse dans le cas présent le droit d’être blessée et de souffrir. Attention, c’est bien plus que la façade qui est ici attaquée – c’est à la substance même du pays qu’on s’en prend. On en veut pour preuve ces jeux de mots faciles répétés à l’envi, tels « l’impuissance de l’hyper-puissance », ou « le géant aux pieds d’argile. » Au-delà de l’incurie d’un gouvernement à un moment donné, on voit dans cette crise l’incurie de tout un système : le libéralisme, le capitalisme, la mondialisation… Tout se mélange (l’arrogance, l’inégalité, l’injustice sociale, le conflit racial), c’est le grand magma, la grande crise d’indifférenciation. On oublie que le terme même « d’hyper-puissance » est une invention d’un de nos anciens ministres, et nullement une invention américaine.On fait semblant de croire que seuls les Etats-Unis vivent dans une économie dite de marché, et qu’eux seuls sont susceptibles d’excès. On oublie qu’on leur ressemble. On fait mine de croire qu’à leur place,on s’en serait mieux sortis. Gilles Bredier (3), a le culot, par exemple, de comparer la gestion de la « grande tempête de 99 » avec celle de Katrina : il parle de « réconfort apporté aussitôt après les faits par les agents EDF », et de « service public agissant au coeur du pacte républicain », oubliant de mentionner la différence d’échelle entre les deux phénomènes : force des vents, durée, pluies diluviennes, dimension du territoire touché !
Grisés par l’idée de voir la société du « mal » s’effondrer, certains vont jusqu’à prendre leurs désirs pour des réalités. Ainsi, Emmanuel Todd, penseur de la chute de l’Empire, s’est empressé de lire la tragédie Katrina comme le signe avant-coureur de la vérité de sa thèse. « Je l’avais bien dit », s’est-il écrié en substance à la télévision, ajoutant – pour donner une allure plus brillante à sa démonstration – que « le cyclone avait montré les limites d’une économie virtuelle identifiant le monde à un jeu vidéo. » (4) (sic !). Au culot se mêle parfois l’ignorance. Dans un article au titre éloquent (« Panne de solidarité », Libération parle des Etats-Unis comme d’un pays où les « services publics, gérés par l’état, n’existent pas », ou sont réduits à leur plus simple expression. Et à partir de ce postulat très contestable, de déduire que l’Amérique est incapable de manifester la moindre solidarité en cas de crise. Cette affirmation n’est pas étayée. D’ailleurs, nos « reporters » Trois Quatorze qui sont nombreux, et qui, eux, vivent l’Amérique au quotidien, témoignent exactement du contraire. C’est de toute façon mal connaître l’Amérique que de douter de son sens du collectif, car s’il est une caractéristique de ce pays, c’est sa capacité à respecter le concept de « privacy » et à chercher toujours à cultiver l’esprit de groupe et de communauté.
On rejette l’Amérique « hyper » riche, « hyper » sophistiquée, « hyper » puissante : pourquoi pas ! On lui reproche de délaisser ses pauvres, sans penser qu’où que ce soit, passé le premier choc, le malheur frappe toujours plus les pauvres que les riches, car, au final, ce sont toujours les ressources matérielles,financières et sociales – et ce, quel que soit le pays – qui déterminent les capacités à surmonter la crise. On lui fait ce reproche, soit, mais pourquoi alors ne vient-on pas en aide à cette Amérique pauvre et victime de la fracture ! Rien n’empêchait les Français au bon coeur de s’adresser directement à des organismes humanitaires (afin de ne pas engraisser la méchante nation) et d’aider les populations les plus faibles et les plus durement frappées. Mais 0% des Français l’ont fait, quand ils étaient 36 % à le faire pour les victimes du Tsunami.
Une chose, peut-être, empêchait nos concitoyens d’agir ainsi : c’est ce ressentiment, insidieux mais toujours présent, qui fait dire à Daniel Schneidermann dans Libération : « C’est fou le nombre de mauvaises pensées qui nous assaillent depuis le début de Katrina. Par exemple, lorsque nous apprenons que l’Europe va livrer aux Etats-Unis une partie de ses stocks stratégiques de pétrole. On se dit : “ Mais pourquoi donc ? Laissons-les se débrouiller. ” Immédiatement on a honte de penser cela. Et immédiatement après, on se dit qu’on ne devrait pas avoir honte. On ne s’en sort pas. » (5) Si, Monsieur Schneidermann… On peut s’en sortir, et ce en adoptant définitivement le parti d’avoir honte. Car la haine du riche, de celui qui possède plus que soi, si elle est plus justifiable ou compréhensible que la haine du pauvre, peut provoquer autant – voire même plus – de violence et de dégâts. L’histoire, notamment celle du XXè siècle, l’a prouvé.
Katrina a charrié ses eaux sur la Louisiane et, dans un même élan, a ouvert grand les vannes du ressentiment, et c’est un flot de rancoeurs qui s’est déversé alors sur l’Amérique tout entière. Pourquoi tant de haine, sinon par peur de se regarder dans la glace, d’identifier ici une haine de soi, de la société de consommation (et de ses injustices) – que l’on incarne au même titre exactement que l’Amérique – et plus largement encore une haine de sa propre impuissance à réagir face à ce qui nous surpasse.
L’Amérique a encore prouvé qu’elle était notre exutoire et qu’elle favorisait notre catharsis. Si elle n’était pas là pour nous permettre de déverser notre fiel, il faudrait l’inventer… Mais, par bonheur, elle existe.
1 Le Monde, 4 septembre 2005
2 Paris-Match, 8 septembre 2005
3 Libération, lundi 12 septembre 2005
4 Le Figaro, lundi 12 septembre 2005
5 Libération, vendredi 9 septembre 2005
Article paru dans le journal Trois-Quatorze n°42