Au nom de l’autonomie

Eric Sévette et Martine Guérard, portrait, délégués PIE

Image : Martine Guérard & Éric Sévette, le jour de leur rencontre, à Monteton — Août 1981

Martine Guérard et Éric Sévette ont offert à trois de leurs rejetons la chance de « dépasser les bornes » et au quatrième celle de ne pas être « hors norme » ; et, comme s’ils tenaient à faire honneur à la différence, ils sont devenus, presque sans s’en rendre compte, les parents d’une famille de quinze enfants.

Rencontre — Parce qu’on sait que leurs routes sont à la fois imbriquées et parallèles, on choisit d’abord, comme pour y voir plus clair, de les interroger séparément. On leur demande pour commencer d’inscrire sur un papier, chacun de leur côté et sans se concerter, les événements majeurs de leur existence. Ils en choisissent chacun trois… et chacun les trois mêmes. Dans le même ordre qui plus est. D’emblée donc, ils nous déconcertent. On insiste : «Et si votre conjoint était un personnage de fiction?» Elle (à propos de lui): «Grincheux! parce qu’il fait tout de bon cœur, mais toujours en bougonnant» et lui (à propos d’elle): «Blanche-Neige parce qu’elle rêve et qu’elle idéalise.» Ils ont tous deux choisi un conte, et pour couronner le tout, le même! Toujours sans ce concerter… De plus en plus troublant. On poursuit l’exercice, mais on comprend vite qu’il ne sert à rien de vouloir délier ces deux fils, ces deux vies, qui sont inextricables. L’interview se poursuivra donc côte à côte.
Pas un mot sur leur naissance, ni sur leur enfance. On dirait que leur vie commence en 1981, date de leur rencontre. C’est leur premier événement. Elle en parle sans détour en nous déclarant avec une franchise déroutante: «J’étais mariée ; notre couple ne fonctionnait pas, nous allions nous séparer, les circonstances m’ont poussée à l’aventure.» Et l’aventure ce fut Éric.
Ils font connaissance dans le cadre d’un stage de formation de l’association UFC – Que choisir. Tous deux sont TUC (un dispositif de l’état qui ressemble fort au service civique d’aujourd’hui). «Nous nous sommes rencontrés le premier jour de notre stage», nous dit Eric. On remarque, accrochée au mur, une photo d’eux datant de cette époque, une image qui en dit plus long que tous les discours : cheveux longs, large sourire, parfum de liberté et flot d’insouciance. Autres temps autres mœurs. Martine précise: «Il venait d’avoir 18 ans, j’en avais 24… C’était presque du détournement de mineur!» Elle reconnaît s’être lancée dans l’aventure sans calcul, sans penser au lendemain, sans imaginer que leur couple — à certains égards «improbable» — ne se quitterait plus, que l’aventure deviendrait évidence.

Quatre mardis — On sait depuis Shakespeare qu’il n’y a pas d’amour mais seulement des preuves d’amour. Dans leur cas, et au vu des circonstances, les preuves d’amour seront d’abord « épreuves » d’amour. Au cœur de leur relation en effet — et c’est le «second événement» dont ils ont choisi de parler —, il y a la naissance de leurs quatre enfants: «Ils sont tous nés un mardi», nous dit Éric ; et d’ajouter: «Tous par un mardi pluvieux et venteux…» On pense donc à des «mardis heureux», mais on apprend que celui d’avril 1991, parce qu’il fut obscurci par une sombre nouvelle, mit plus de temps que les autres à s’avérer lumineux.
Robin, le troisième de leurs enfants, est atteint de trisomie. Martine et Eric l’apprennent à sa naissance. La nouvelle tombe comme un couperet, accompagnée de cette remarque du chef de service: «Vous savez Madame, un enfant comme cela ça ne se garde pas ! Il y a des endroits pour ça… des organismes qui s’en chargent fort bien», ou un peu plus tard, de cet autre praticien: «C’est la moitié d’un enfant normal, vous pouvez espérer qu’il se débrouille […], il pourra aller faire de petites courses, et peut-être même prendre le bus seul.» Des remarques et des attitudes semblables, ils pourraient nous en rapporter des milliers. On comprend, à partir de là, qu’ils se soient engagés dans un long combat: un combat contre le corps médical —et à travers lui, contre tous ceux qui au nom de fantasmes ou de projections, veulent pousser ceux qui souffrent d’une déficience vers l’institutionnalisation—, un combat contre tous les circuits qui embrigadent, un combat pour que Robin puisse vivre au milieu des siens, un combat pour qu’il puisse être admis à l’école «classique», un combat pour qu’on s’adresse à lui autant qu’à ceux qui l’accompagnent, un combat pour sa reconnaissance, un combat qu’en somme on peut résumer ainsi: faire en sorte que le petit Robin devienne grand et qu’il vive le plus heureux possible.
Il ne s’agira jamais pour Martine et Éric de nier le handicap de leur fils, mais simplement de lui permettre d’atteindre la plus grande autonomie possible. Il s’agira de l’aider à devenir adulte, non pas le plus vite possible, mais le mieux possible.
En parallèle, une autre lutte s’engage, et pas la moindre : celle qui consiste à faire toute sa place à Robin, sans pour autant qu’il prenne toute la place. Car Éric et Martine ont (ou auront) trois autres enfants, sur lesquels il leur convient de veiller tout autant que sur lui, au nom de l’équilibre de tous et du bien-être de chacun.
Ils s’excuseraient presque d’avoir parlé de Robin avant les autres, tout en sachant très bien pourquoi ils l’ont fait. Ils savent que la naissance de Robin a été à la fois «un virage dans leur vie», une «remise en cause de tous les principes et de tous les équilibres», une façon de «voir un peu différemment les choses» et de rediriger leurs existences. Ils devinent que pour esquisser leur portrait, il est plus facile d’utiliser ce sujet comme contour, qu’il n’est pas idiot de dérouler la pelote en tirant sur ce fil. Ils savent aussi que les difficultés auxquelles le handicap de Robin les a confrontés n’étaient sans doute qu’une métaphore des problèmes rencontrés par tous les parents, dans la mesure où ce point crucial qui touche à la recherche de la plus grande autonomie possible pour Robin ramène plus globalement à la question générale de l’éducation; car, finalement, qu’est-ce qu’éduquer un enfant, sinon l’aider à grandir et à être heureux ?
William, le second, naît en 1988. À neuf ans, il s’ennuie à l’école: «Il était décalé, pas très motivé. Le système scolaire ne lui convenait pas : on sentait qu’il fallait lui trouver autre chose. On a cherché un peu partout : une école de cirque, le CNED, le conservatoire de musique, etc. Et on lui a parlé également de “l’école sur un bateau”, une association dont on connaissait les administrateurs.» De tous les projets, c’est de loin le plus original, le plus extravagant, certains diraient le plus «fou». Les enfants qui y participent quittent leur famille pour vivre une année en mer ; au programme : navigation et cabotage, vie en commun, visites, découverte de contrées lointaines. Objectif : apprentissage du travail, de la vie de groupe, de l’échange, de la débrouille. C’est ce projet que William choisira. Il quitte la famille le lendemain de ses dix ans ; il est le plus jeune de l’équipage. On demande à Martine et Eric si à un moment ou un autre ils ont eu peur, ils esquivent et répondent: «On voulait qu’il ait sa place et sa place était de partir.» Ils sont fiers: «Il a vu des choses que jamais on ne verra. Il a tant appris : la valeur des choses, de l’argent… des gens !» William revient douze mois plus tard: «J’étais bien sûr très heureuse de le retrouver, nous dit Martine, j’avais idéalisé son retour, je l’avais imaginé ravi de retrouver le foyer et me sautant dans les bras…», «Et la première chose qu’il nous ait dite en arrivant», ajoute Éric, c’est : «De toute manière je r’pars.» Et il repartira… avec son frère David, de deux ans son aîné, lequel après avoir passé toutes les vacances à écouter les comptes rendus exotiques et merveilleux du plus jeune, n’avait plus qu’un désir : faire la même chose. Douze mois plus tard, William retrouve «définitivement» le foyer, tandis que David repique pour un an.
Au terme de ces trois années, les petits sont déjà grands: ils ont chacun bourlingué deux ans. Ils reviennent les valises pleines de souvenirs et d’acquis. Mais ils ne sont pas, loin de là, rassasiés de voyage et d’apprentissage.
Trois ans plus tard, David partira une année scolaire avec PIE. Et son expérience —presque banale au regard de ce qu’il vient de vivre— reste, à ce jour, la plus incroyable que l’association ait jamais proposée. Car David, qui a opté pour une année au Canada, sera placé aux confins du globe, à Grise Fiord dans le Nunavut, dans le lieu habité le plus au nord de la planète! Il vivra neuf mois au cœur du pays Inuit, il connaîtra la longue nuit polaire et les températures les plus extrêmes — jusqu’à moins 40 ou moins 50 degrés parfois. Son étonnant séjour est relaté dans le numéro 40 de Trois Quatorze.
À son retour, David donne des idées à William, qui partira à son tour une année scolaire en Nouvelle-Zélande, et un peu plus tard à Léa —la petite dernière— laquelle, pour ne pas être en reste, se lancera à son tour dans l’aventure, et laquelle, pour bien se démarquer, optera pour le Mexique.
Impossible de résumer en quelques mots ces trois riches expériences. On retiendra seulement que David est aujourd’hui résidant canadien, et que Léa, après avoir fait une grande partie de ses études au Mexique, a choisi de vivre et de travailler là-bas.

Onze autres enfants — Les parents eux aussi veulent voir et apprendre: ils «s’offriront» donc leurs voyages au long cours. Entre 2003 —année où ils croisent la route de PIE— et 2011, ils vont faire venir à eux les USA et le Mexique et l’Australie, et la Thaïlande aussi. Ils ne découvriront pas ces pays en touristes, mais en éducateurs, en accueillant onze fois de suite et à chaque fois durant toute une année. Eric décline les prénoms (Amy, Isabel, Phoebe, etc.) puis les années; et Martine de se moquer : «Pour les noms ça va, mais au niveau des années, tu mélanges tout.»  Quand on leur demande ce qu’ils ont appris à ces jeunes, ils nous répondent en insistant sur tout ce que ces jeunes leur ont appris. Quand on les questionne sur ce qui a pu les freiner dans ce projet fou de toujours agrandir leur famille, ils balaient tous les arguments trop connus (le manque de place, de temps, d’argent…). Si on évoque les difficultés inhérentes à de tels accueils —et en si grand nombre— ils sourient. «Ils ne sont pas tous venus en même temps», nous dit Martine. Et Éric de nous proposer ce principe de vie: «On trace une route, on avance et quand un véritable obstacle se présente, on s’adapte, on réagit, on bifurque un peu…» Ils oublient de dire qu’ils ont du cœur et de l’énergie et qu’ils savent s’engager, sans calcul et sans arrière-pensée. On en veut pour preuve le nombre d’associations auxquelles ils ont adhéré et auxquelles en tant que bénévoles ils ont donné tant de temps. À commencer par PIE, à qui ils ont toujours manifesté une fidélité extrême et un soutien sans faille. Mais on sait qu’ils se sont impliqués avec la même vitalité à «Que choisir» et à «Down Up» (association œuvrant pour la reconnaissance des individus souffrant de déficience mentale), et dans tant d’autres projets alternatifs (notamment écologiques). On cherche à dégager un leitmotiv à leur vie: on se dit qu’ils sont mus par une envie permanente de repousser les frontières, de franchir les bornes, de ne pas se laisser bloquer par des obstacles factices. En tant que parents, l’émancipation a, c’est clair, toujours été pour eux une idée fixe. Ils ont veillé à ce que chacun de leurs enfants apprenne à vivre sans eux et loin de chez eux. C’était à la fois leur devoir et leur cadeau.
Un de leurs combats aujourd’hui concerne l’avenir de Robin. Martine et Éric veulent tout faire pour que lui aussi soit libre, et qu’un jour, quand le temps sera venu, il parvienne, sans leur aide et sans eux, à être entièrement autonome. Ils ont déjà réalisé un bon bout du chemin en permettant à leur fils de vivre indépendant, dans un immeuble assez remarquable du cœur d’Arras, un lieu qui concilie habilement habitation et projet de vie.
On est donc plutôt rassurés sur l’avenir. Et à lire l’anecdote qui va suivre, on se dit qu’Eric et Martine ont déjà réussi leur pari.

Le tour de Robin — En juin dernier, lassé sans doute de voir ses frères et sœur s’en aller courir le monde, et désireux, c’est évident, de les imiter, Robin a pris sa plus belle plume et a laissé sur la table de la cuisine ces quelques lignes destinées à ses parents. «Il était une fois, il y a un jeune garçon qui aimerait partir à l’étranger. Il y tient vraiment il s’appelle Robin Sévette il ne peut plus attendre il aimerait partir maintenant ! S’il vous plait.» Sa mère, par écrit, lui a répondu : «Un jeune garçon qui partirait [maintenant] à l’étranger ne pourrait pas aller au mariage de son frère. Ce serait dommage.» Par écrit toujours, il a ajouté : «J’aimerais bien mais après cherche-moi une famille s’il te plait.» Elle a précisé: «Après le 1er août 2015.» Il a rétorqué: «Bon d’accord ça me va comme ça. Parfait.» Elle a expliqué: «Chercher ne veut pas dire trouver.» Il a conclu: «Bien. Trouve vite.»

Le 9 octobre 2015, Robin s’est envolé seul pour le Canada où il était attendu par une famille. Il y a vécu six semaines. Au nom du bonheur.
Au nom de l’autonomie.