Créateur de « PIE Connection » —association des anciens participants au programme—, et animateur des « PIE Talent Shows », Dominique Béhar a choisi de se compliquer un peu la vie, pour arriver au final et autant que faire se peut à « quelque chose de bien ».
Il porte le lacet bleu et jaune estampillé PIE : Dominique est un fidèle. À moins qu’il ne soit simplement admiratif ou nostalgique. L’un n’empêche pas l’autre : chez Dom tout s’additionne. Dom est fidèle à ses amis, à ses convictions, à ses valeurs. Dom est admiratif de tout ce qui est en mouvement, de tout ce qui se renaît et se renouvelle… Dom est un brin nostalgique : « Deux pas en avant, un regard en arrière »… un brin seulement, car le passé reste pour lui un prologue.
Il est persuadé qu’il ressemble à tous les anciens participants aux programmes d’échanges : « Nous avons tous envie d’ailleurs, de plus loin, d’autre chose… c’est notre moteur commun. »
Pour se rendre de Versailles, où il est né, à Paris, où aujourd’hui il habite, il n’a pas pris, c’est le moins que l’on puisse dire, le chemin le plus droit, le plus simple, le plus attendu. Il a choisi au contraire une voie improbable et tortueuse. Il a emprunté la route de Madison-Wisconsin, de l’Angleterre, de La Rochelle, de l’Ile Maurice, du Tchad, de l’Espagne, de Cuba, de Rouen, de Blois, de l’Angola, du Nigeria… Dans tous ces lieux, il a séjourné au minimum deux trois mois, mais plus souvent deux trois ans. En chemin, il a tout fait : étudiant en génie des systèmes industriels, stagiaire dans une entreprise de textile, coopérant militaire, technicien Start-up, membre d’ONG, formateur, conseiller en conduite de changement… En route, il en a essayé des choses —pas toujours avec succès mais toujours avec passion : salsa, roller, théâtre, guitare, yoga… Quand on sait qu’adolescent, il était adepte des jeux de rôle, on peut légitimement penser qu’il ne triche pas quand il prétend avoir également été Jedi, super héros, agent secret, gentleman. Dominique n’est pas instable, il est en quête. Il se définit comme un « insatisfait permanent ». Il lui faut toujours des projets, des idées —il a besoin de réaliser quelque chose : « C’est vital, dit-il, il faut faire des trucs. » Il est persuadé qu’il ressemble en cela à tous les anciens participants aux programmes d’échanges : « Nous avons tous envie d’ailleurs, de plus loin, d’autre chose… c’est notre moteur commun. » Sous des allures de cigale, il est aussi, et à sa façon, une fourmi : sans cesse il prépare l’avenir, capitalise du savoir et de l’expérience. De chacune des étapes majeures de sa vie, il tire un précepte de vie, une morale.
Wisconsin-USA — « Cette année à l’étranger avec PIE a motivé et orienté toute la suite. »
C’est sa première grande marche : il glisse sur le sujet, parce qu’il pense qu’on le maîtrise trop bien et parce que, lorsqu’il s’agit de soi, on est toujours plus habile à parler de l’accessoire que de l’essentiel.
L’île Maurice — « C’est là que j’ai fait mon stage de fin d’études. Six mois. Je me souviens : j’avais compris que je partais en Mauritanie. “Mauritius !” En fait, je ne savais pas que l’île Maurice existait. » Là-bas, Dom fabrique des pulls. « Une usine de machines-outils et de petites mains, comme il n’en existe plus en France depuis 50 ans. J’ai connu le paradoxe du lieu paradisiaque et de conditions de vie très précaires. J’habitais juste à côté d’une famille créole qui vivait dans le dénuement total. Des questions : Est-ce que ces gens étaient malheureux ? et une leçon : j’ai commencé à me poser de vraies questions. »
Le Tchad — Il passe 10 mois à N’Djamena, en tant que coopérant technique militaire, chargé de gestion dans les services de paye de l’armée tchadienne. C’est la fin des études. L’entrée dans la vraie vie. « Avant cette expérience, j’étais assez « anti » —comprenez antimilitariste— À N’Djamena, j’ai changé. Ma vision de la relation individu/nation a été bouleversée. J’ai compris que la critique envers la politique internationale de la France, l’état fort, l’armée forte, la politique d’émigration dure était facile, mais que ceux qui critiquaient le plus sévèrement ce système étaient les premiers à profiter des protections qu’il apportait. » À N’Djamena, Dom a appris à faire la part des choses, à accorder le discours et les faits, à ne pas jouer les vierges effarouchées, à « admettre sans hypocrisie nos paradoxes ».
« Je ne suis pas de la race des grands aventuriers. Je vis avec des sécurités partout, j’en ai planté autour de moi, comme tout le monde. Et ces sécurités m’empêchent d’atteindre le coeur même des mondes où je passe. »
L’Espagne — « J’avais fait une parenthèse française, en travaillant pour des start-up. Je m’ennuyais et j’en avais assez du costume/cravate. Je suis parti. Là, j’ai vraiment cassé avec la carrière qui m’était promise. » Il rejoint son grand frère. Il dit son admiration pour lui, pour son côté fantasque, sa liberté. Au passage, il apprend l’espagnol. Cuba — « J’étais dans mon trip Salsa, j’avais envie de bouger. J’ai trouvé un boulot pour une ONG… Je suis parti le temps d’un visa. » Le temps surtout de jeter un regard lucide sur nos sociétés. « C’était une période de rationnement. Pas grand-chose au niveau matériel, et en même temps un vrai bonheur de vivre. » Il se reprend sur le terme « bonheur». Il dit simplement : « Il y avait plus de vie qu’en France… dix fois plus. Quand je suis rentré, j’avais honte de voir tout ce qu’on avait et de constater qu’on ne pouvait s’en satisfaire. Ça m’a fait réfléchir sérieusement sur le fait que de se simplifier la vie matérielle ne nous rend pas heureux. » Il ouvre une longue parenthèse sur le désir qui, une fois satisfait, nous laisse dans un état d’ennui, et sur l’ennui qui fait place à l’insatisfaction : « Si on obtient quelque chose sans difficulté, cette chose perd aussitôt sa saveur. Personne, par exemple, n’est heureux d’avoir l’électricité, mais son absence nous rendrait tous malheureux. » Il disserte sur le fait que c’est le manque qui crée la valeur. Il en conclut, dans une belle formule, que le matériel éteint l’émotion. Il s’étend sur les règles de vie en commun qui se multiplient à l’envie, qui se durcissent, sur le fait qu’on ne frappe plus à la porte des voisins mais qu’on leur envoie des SMS : « À force d’accumuler, on a peur de se faire voler, alors on multiplie les verrous. » Voilà comment on « amasse des biens et comment on s’appauvrit humainement. » Paradoxalement —car il tient à intégrer ses paradoxes et à ne pas les cacher— Dom ne tient pas, loin de là, un discours anti système. Il sait de toute façon qu’il joue le même jeu que tous ceux qui l’entourent : « Je ne suis pas de la race des grands aventuriers. Je vis avec des sécurités partout, j’en ai planté autour de moi, comme tout le monde. Et ces sécurités m’empêchent d’atteindre le coeur même des mondes où je passe. » Il ne condamne pas, ne hurle pas, mais il essaie de tenir compte de ce qu’il a vu, histoire de minimiser ses peurs, de résister un peu à la « fièvre acheteuse », d’améliorer ses relations.
Rouen, Blois. Paris — « J’étais formateur, c’était intéressant. J’ai travaillé pour mon père. Mon père m’a toujours dit : “Remercie toujours ceux qui t’ont donné du travail.” » Il ne pense pas que la maxime incite à la déférence envers ses employeurs. il l’interprète autrement, mais sans parvenir vraiment à nous dire quoi, sinon à exprimer une certaine honnêteté intellectuelle basée sur la cohérence entre le verbe et l’action.
Angola, Nigéria — « Sur une période d’un an et demi, j’ai fait des missions sur des platesformes
pétrolières. » Ce travail de consultant en conduite de changement consiste à aider les structures et les organisations à évoluer. « Je dois d’abord convaincre chacun individuellement de prendre conscience de la nécessité du changement. » Une fois que la chose est admise, ledit changement peut être planifié. Il marque une pause et ajoute : « Croyez-moi, c’est dur ! »
Changer… Il sait de quoi il parle. On veut chercher à comprendre où est la cohérence dans son cheminement. Il dit « Je me suis longtemps posé la question. » Il parle d’errements, qu’il justifie par un questionnement permanent, un certain mal-être. On évoque les moments déstructurants. Il remonte loin. Il parle de la naissance avec humour et avec sérieux, du divorce de ses parents, des moments de grande honte et de solitude en colonie de vacances, des filles qui vous jettent, des projets qui foirent… On se demande s’il fonctionne à l’instinct. « Je crois que j’ai toujours agi avec les informations que j’avais en ma possession. » Il sous-entend que les informations étaient souvent très incomplètes. Il cite de mémoire un auteur dont il ne sait plus le nom : « Si vous attendez pour agir d’avoir toutes les informations, vous êtes condamnés à l’inaction. » On cherche à remonter à l’origine, on veut isoler un moment structurant, fondateur. Il répond sans hésiter : « En fait, tout a commencé par une engueulade. » Il s’en souvient avec précision. « J’avais 16 ans. C’était un dimanche après-midi. J’étais avec un copain. Il m’a dit que globalement j’étais chiant, que je n’arrêtais pas de me plaindre. Il m’a dit : “Le monde a la beauté du regard que tu y poses.” Il m’a dit que je faisais fausse route, il m’a remis les pendules à l’heure. À partir de là, j’ai commencé à croire en la vie. » L’engueulade l’a construit : il sait, depuis ce jour que son insatisfaction doit être jubilatoire. De râleur, Dom s’est transformé en initiateur et en fédérateur. « Je veux transformer les problèmes en opportunités. Je sais qu’il ne tient qu’à soi-même de ne pas être “tristesse”. » Cette remise en question l’a inspiré dans toutes ses actions et l’a poussé à créer tout un tas de réseaux, de relations. Il n’a cessé à partir de là de chercher, de bouger, d’établir des connexions entre les gens, de créer des groupes, des associations, des clubs. Il a commencé avec un club de roller, il a continué avec un club de cinéma, une association d’élèves… Au retour de son année d’études aux USA, il a fondé le club des anciens de PIE (« PIE Connection ») dont il a pris la présidence. Il a dynamisé la structure, organisé des ateliers, des rencontres, des sorties, histoire de valoriser l’année à l’étranger et de faciliter la réintégration.
« Je sais la peur qui anime les futurs participants. Mon jeu consiste à me perdre moi-même, à oublier mon ego, à me rendre minable, pour donner confiance aux autres. »
À partir de l’engueulade, Dom a ajouté à sa vision sombre et critique une dimension dérisoire et légère. Dom a cultivé l’humour. Il en a maintenant beaucoup. Amoureux du second degré, il ne tombe jamais dans le cynisme. Il se moque sans aucune méchanceté. Il cultive l’autodérision autant que la dérision. Il sait se mettre à nu. Ceux qui ont eu l’occasion et la chance de le voir animer, un des « PIE Talent Shows », le savent. « Je n’ai pas peur du qu’en dira-t-on, » dit-il pour expliquer, voire justifier les prestations dont il est capable à ces occasions. Face à deux cents adolescents inquiets et en attente, il est capable de véritables exploits. Il dévoile son aspect « pato », « lourdingue » ; il joue les fous du roi, les gourous, les clowns, les bouffons ; il tient la parole une heure ou deux, se moque de lui et de vous, fait rire : « Je sais la peur qui anime les futurs participants. Mon jeu consiste à me perdre moi-même, à oublier mon ego, à me rendre minable, pour donner confiance aux autres. » On lui parle de charisme, il répond : « Je suis juste un catalyseur… Il est rare que quand on dit tout fort aux gens ce qu’ils pensent, et qu’on leur propose un vrai projet, ils ne vous suivent pas. » C’est à l’occasion des ces performances —où il laisse d’ailleurs énormément d’énergie— qu’on perçoit le mieux sa capacité à transformer sa peur de l’échec en quelque chose de positif. On peut croire, de prime abord, que Dom aime se faire remarquer, mais en fait il vous remarque… qu’il veut se faire admirer, mais en fait il vous admire. Écoutons-le par exemple parler de PIE : « Tout au long de ma route, PIE m’a influencé. J’ai toujours les valeurs de PIE en tête. » Il dit essayer de les appliquer, à tout moment, dans sa vie et dans son boulot. Il définit l’association en trois mots : professionnalisme, convivialité, créativité. « C’est le seul organisme professionnel que je connaisse qui base tout son système —du participant au délégué— sur la confiance », où « le bénévolat fonctionne vraiment », où l’attelage « business/relationnel s’articule miraculeusement. » Il parle de PIE comme d’un exemple, il vante un système complexe qu’il « faudrait modéliser », où la gravité se dispute à la légèreté, où l’on est « sérieux sans se prendre au sérieux », où les « strates et les milieux se croisent habilement ». Il parle encore « d’énergie », « d’excellence », de « remise en cause », « d’innovation ». Et là, on le reconnaît forcément.
Dom est-il fou ou sage ? Un peu fou car il se croit sage, un peu sage car il a conscience d’être un peu fou. Du moins un peu décalé. Il reconnaît que son parcours professionnel mais aussi sentimental a été haché, voire chaotique : « Normalement, à mon âge, je devrais être installé, casé. Moi j’ai décidé de prendre mon temps, d’emprunter ces chemins de traverse. Je me suis toujours dit que le but à la fin, c’était de faire quelque chose de bien. Là, je me sens tranquille, cohérent avec moi-même. Et comme je me sens mieux, je note que j’emmerde moins les gens. » Il parle de cercle vertueux. On se quitte sur ce sentiment d’équilibre, en sachant très bien que d’ici peu, il déplacera son horizon. L’équilibre, par essence, est instable.
« Tout au long de ma route, PIE m’a influencé. J’ai toujours les valeurs de PIE en tête. C’est le seul organisme professionnel que je connaisse qui base tout son système —du participant au délégué— sur la confiance, où le bénévolat fonctionne vraiment, où l’attelage business/relationnel s’articule miraculeusement. »
Dom se lève, reprend son lacet PIE. Il l’enroule autour de sa main. Il joue avec, comme un vieux croyant avec son chapelet, histoire de s’accrocher à ses valeurs, histoire de mieux absorber les petits cahots de la vie.
Article paru dans le journal Trois-Quatorze n°47