PARCOURS RÊVÉ — C’est un parcours banal et exemplaire que celui d’Alice, 16 ans, qui décide un jour de s’écarter du chemin ordinaire, et de renaître, comme en miroir, de l’autre côté de l’Atlantique.
Une Alice dans les champs — Héloïse, Raleigh, North Carolina
Une année scolaire aux États-Unis
Dans nos lycées, nombre d’élèves, de toute origine et de toute condition, se déplacent indifférents et tristes ; ils traînent leur nonchalance en attendant la fin de la journée, de la semaine, de l’année ou du cycle. D’aucuns —trop peu— brillent, d’aucuns s’enlisent en frôlant soit le renoncement soit la révolte. D’aucuns se moquent, sans toujours comprendre que leur ironie est une forme primitive de résistance. Les plus nombreux passent inaperçus, se glissent dans un anonymat gris et passent entre les gouttes : il en va de leur survie. Ceux-là parlent peu de grandeur et beaucoup de moyenne, ils comptent en points —car c’est ainsi qu’on leur a appris à mesurer ce qui se rapporte au savoir— et leurs yeux ne s’éclairent qu’à la tombée du soir, à l’heure où les portes du lycée s’ouvrent.
Et puis il y a Alice, qui sans le savoir, rêve : « Je ne savais même pas de quoi, nous confie-t-elle aujourd’hui. De lointain peut-être, peut-être d’aller voir le monde ? sans doute de le comprendre ? » en ajoutant bien que « tout cela était aussi flou qu’irréel. » Elle a 15 ans à l’époque et se croit seule : c’est une constante à cet âge. Au détour d’un Salon, elle rencontre Alexandra, une jeune femme « douce, mais ambitieuse », qui lui rapporte son aventure : « J’avais ton âge, je vivais cette lassitude et je sentais que j’avais peur du futur, peur de devenir adulte et d’affronter la routine : bac, permis, études… peur de tout faire comme tout le monde et dans le même ordre. C’est pour ça que j’ai choisi ce séjour long et lointain, histoire de grandir vite et différemment. »
Elle se souvient de chacun de ses mots : « Tout ce qu’elle me rapportait correspondait à ce que, sans le savoir, je cherchais. Elle me parlait à la fois de moi et d’ailleurs. » Dans la nuit qui suit, du fond de son lit, Alice boucle son sac. Au matin, ses parents lui donnent leur assentiment, au nom de son autonomie. Elle suivra la voie d’Alexandra et partira à son tour, à la recherche de choses nouvelles et inconnues. Elle entre alors dans la phase qu’on pourrait nommer « administrative », la moins drôle « mais la plus simple ». Un mélange de devoirs et d’excitation : l’information, le dossier d’inscription, le stage, l’attente d’un placement… tout se déroule sans heurt et presque sans stress. Jusqu’au jour J. « Tout à coup j’avais mal partout, au dos surtout. Une douleur horrible… » Elle a peur. On se dit que tout cela est classique : le départ, l’arrachement, le déracinement ? « Non, pas du tout, c’était plutôt comme si quelque chose d’étrange se passait en moi. » Elle pense à faire marche arrière. « Oui. J’ai cru que j’allais renoncer. À ce moment-là, je me suis regardée dans la glace et j’ai compris que des ailes étaient en train de me pousser. C’est sans doute cela qui me faisait aussi mal. » L’envol ? « Non, c’était plus que cela : une métamorphose. Ce 24 août, j’ai vraiment eu l’impression de naître. » Poète, elle ajoute : « Et croyez-moi, c’est dur de vivre au début. »
Au terme de vingt longues heures de voyage (« Dans l’avion, j’ai senti mon cœur éclater en plusieurs morceaux »), trois vols et deux correspondances plus tard, elle se pose dans le Montana. « Dix fois, j’ai craint de me perdre, mais avec la certitude, bien ancrée en moi, qu’au final j’arriverais à bon port. » L’atterrissage est brutal. Plus tard, elle écrira : « J’ai cru que je débarquais chez des fous. Les gens m’ont serrée fort dans leurs bras comme s’ils me connaissaient d’avant. Ils sont extravertis, expansifs et grands, jusqu’à la démesure. Leurs pommes de terre sont immenses aussi. Ils déroulent leurs pelouses comme des tapis. Leurs maisons roulent. Ils mélangent la viande avec de la compote et des fruits. Ils aiment la nature et leurs voitures. J’en ai même vus qui parlaient aux bisons pour qu’ils s’éloignent du milieu de la route. » Dans une seconde lettre, quinze jours plus tard, elle ajoutera : « Ils font des concerts rock dans les églises. Ils n’ont pas de boîte aux lettres. J’habite à trente kilomètres de la ville, un coin magnifique, perdu dans une vallée, au bord d’une rivière. Il n’y a pas d’humains aux alentours. Juste des cerfs, des coyotes, des ours et des daims. C’est impressionnant et beau. J’apprends à monter à cheval. » Et, plus tard encore : « Je prends le bus chaque jour. Il est vieux et à la moindre bosse, je décolle du siège. Je me muscle donc les fesses dix fois par semaine. Un jour que je rêvassais en rentrant de l’école, mon bus a pris feu. Il a fallu évacuer pour en prendre un autre… qui n’était guère plus performant. »
L’exotisme des premiers jours engendre l’enthousiasme, mais l’humeur vite se dégrade : « Je me trouvais dans une famille socialement peu favorisée, et qui avait une façon de vivre très différente de la mienne. C’était contraire à mes attentes. Je me suis trouvée un peu délaissée, et puis aussi “Unfortunate”. En fait je comparais. Je comparais à ceux qui étaient tombés à Chicago ou en Californie. Je passais ma journée sur Facebook et Instagram, à papoter avec Ben (Benjamin) et Béa (Béatrice), mes amis de France. » Elle sombre… et appelle naturellement ses parents à la rescousse. Ces derniers ont l’intelligence —on a les parents qu’on mérite !— de l’écouter sans la suivre : « Ma mère m’a dit d’essayer une semaine, puis une autre, et une autre encore. » Le père, énigmatique, a ajouté : “Sois où tu es”. J’ai compris qu’il parlait des réseaux sociaux. »
« À partir de là, j’ai essayé d’aller vraiment au bout des choses et des gens. » Alice décide donc et pour de bon, de « partir au bout du monde », son monde. « J’avais besoin d’une bonne leçon : j’ai découvert aussitôt de la bonté et de vraies qualités chez tous ceux qui m’entouraient. Et quand on découvre ça, on oublie tout le reste. Je crois surtout que j’ai laissé mon orgueil de côté. J’avais une trop haute opinion de moi-même. Pendant que je les jugeais, eux m’ouvraient leurs portes et m’offraient et leur cœur et leur toit. “I was so stupid !” J’ai commencé à saisir les choses différemment. Quand, par exemple, je croisais une dinde dans la baignoire (c’est là qu’ils avaient l’habitude de les « stocker »), je m’en amusais au lieu de prendre un air dégoûté. » Dans le même temps, elle dit adieu à Facebook et à Instagram : à Béa et Ben, « [elle] décide de ne plus leur adresser que des e-mails », en un mot, de garder les B.B., mais de jeter l’eau du bain.
De leçon d’humilité en leçon d’humanité, elle avance. À l’école, en cours de littérature : « C’était en début d’année, ma prof avait demandé qu’on écrive un essai. Il fallait pondre quatre pages en anglais, le tout en une heure ! J’ai été prise de panique. Ma prof s’en est rendue compte, et, avant même que je ne dise quoi que ce soit, elle est venue me voir et m’a proposé de faire mon devoir en français. J’ai accepté, j’ai terminé mon texte et elle l’a ramassé. Aujourd’hui, je ne suis pas sûre qu’elle l’ait lu. Non, je pense qu’elle voulait juste m’alléger. C’était vraiment classe. »
Elle va se nourrir de cette élégance, en essayant d’ajouter de la légèreté à son épreuve. Ce voyage est déjà tellement exigeant qu’il faut savoir parfois « réduire ses ambitions à la baisse », juste regarder autour de soi, sans calcul : « Tu réalises qu’une partie de toi ne convient plus, tu modifies un peu tes valeurs, tu comprends ce que tu es et ce à quoi tu aspires, ton futur s’étale, tu fais des projets, tu associes les choses. Et c’est alors que tu crées doucement un réseau d’amitiés. Attention, précise-t-elle, tu ne changes pas non plus complètement, pas vraiment radicalement, simplement tu évolues, tu te déplaces et tu mues ! » Dans la foulée, elle va connaître la High school et son folklore : « Homecoming » et la « Spirit week » (avec ses « Pep Rally », ses « Pyjamas days » et ses « Twin Days ») ; la « Graduation » (avec ses bals, ses toges et ses « Cap and Gone ») ; « ce prof qui lançait des bonbons quand on avait une bonne réponse », et tous ceux, plus sérieux, « toujours prêts à m’expliquer l’incompréhensible… » Elle va se battre un an avec son « Locker » et ses combinaisons, avec les règles du « Lacrosse », avec les conventions du « Cheerleading » ; elle va découvrir et adopter les « Poptarts » et les « Mac’n’cheese », et les « Root beer float », les « Lucky Charms » et « les Smors ». Elle va goûter à tout, s’en amuser et s’en instruire, s’ouvrir. Au milieu de son parcours, une simple classe de musique va orienter sa vie.
Et puis elle fera des rencontres, belles ou étranges : « Quand on décide de partir une année, on est prêt à tout, mais on est incapable d’imaginer ce que contient ce tout. À l’école, par exemple j’étais prête à rencontrer des étudiants de tous les pays et de toutes les couleurs, mais pas à rencontrer des lycéens “différents”. Un jour pourtant, j’ai fait la connaissance d’un “Junior” que certains, bizarrement, surnommaient “Trouble” ; il était seul dans son coin, adossé contre un mur ; il semblait attendre quelque chose ou que quelqu’un lui parle. Il avait tout d’un lycéen normal… sauf qu’il n’avait pas de “Locker” ! Il n’avait pas de “Locker” parce qu’il n’avait pas de livres ; il n’avait pas de livres parce qu’il n’était pas là pour longtemps. “Pour l’instant, m’a-t-il dit, mon seul devoir est de suivre les cours. Je suis en liberté surveillée” ! »
Pour Alice —et pour un an— le commun sort de l’ordinaire. L’initiation est faite de banalités et d’extase. Quand elle nous raconte sa rencontre avec Tom (celui qui, au lieu de trouver son accent « cute », la trouve « intéressante et bizarre »), on l’imagine en Pamina, heureuse et enchantée. Elle ne nous en dit guère plus, préservant ce jardin mi-sauvage et mi-secret.
Avec du recul, elle se remémore un autre moment clé : « Après l’émerveillement, après le gros coup de blues et l’équilibre, c’est la fameuse routine —que j’avais fuie— qui, à nouveau, m’a menacée. » La routine qui revient sur la pointe des pieds et s’installe, insidieuse et morne : « À peine trois mois que j’étais là et je ne m’émerveillais plus de la country, du rodéo et des chapeaux, ni des cerfs dans le jardin, ni des voisins qui vous hurlent “Hi” au loin. » Elle ne fait guère plus attention au(x) proche(s). « C’est bête à dire, mais le jour où le silence de ceux qui t’entourent ne pèse plus c’est que tu commences à te sentir chez toi. Attention, le blues est susceptible de revenir à tout moment — un cycle, je vous dis. Il est traître, il te prend à la gorge au moment où tu ne t’y attends pas ; il prend la forme d’une personne – un ami, un parent, un amoureux — d’un lieu, d’un moment, d’une situation, d’un objet lointain, d’un goût ou d’une odeur de France, d’une ambiance. Mais tu en as besoin de ces moments de creux, ce sont eux qui te font avancer. Et puis, ils sont de plus en plus courts, de plus en plus éloignés les uns des autres, de moins en moins intenses. » Le blues repart comme il est venu. Alors la vie reprend son cours : « Tu te remplis de tout ce que tu peux, tu prends tout ce qu’il y a à prendre. Tu te dis qu’en rentrant tu feras le tri. »
Ainsi, Alice continue à rêver : « J’avais le sentiment que lorsque je me réveillerais, je ne me souviendrais de rien, sinon de bribes. J’avais appris à parler et à écrire en anglais, à coudre et à chanter, à cuisiner, à jouer au bowling. Et je me questionnais : “Quand tu te réveilleras Alice, que restera-t-il de tout cela ?” » Chaque jour la rapproche du retour, elle le sait et en fait le constat avec effroi.
Et ce jour arrive. Elle dit avoir pleuré de Newark à Paris, « si contente de rentrer et si furieuse de laisser [sa] maison du Montana… et Jeff et Brook, et les chansons, et les routes, et les bisons… » Douze ans après son retour, elle se refuse à tirer un bilan, sinon en usant de cette formule : « Partir c’est grandiose dans l’ensemble, mais si difficile dans le détail. » À moins que ce ne soit l’inverse. On la sent et on la sait fière d’avoir construit ailleurs un chez soi et d’avoir aujourd’hui deux maisons.
Au retour —on devrait dire « au réveil »—, Alice a repris le lycée. La terminale, le bac… rien que de très classique. À partir de là, elle se souvient avoir hésité entre les maths et la musique (« le même grand écart qu’il y a dix ans, quand j’avais dû choisir entre l’Amérique et le Japon ») et avoir finalement opté pour le Conservatoire de Paris. S’en est suivi un beau parcours, sur lequel elle ne souhaite pas s’étendre : « Je n’ai que trente ans, tout reste à faire. » Le reste, autrement dit l’avenir, elle le dévoile au détour d’une réponse : « Je veux écrire et composer. » De nouvelles ailes lui poussent. Elle sourit. Une nouvelle vie s’annonce qu’elle appréhende avec autant de crainte que de joie, car, maintenant —et après l’avoir expérimenté— elle le sait : « Même si c’est beau… C’est dur de vivre au début ! »
Note de 3.14 : ce portrait imaginaire a été créé à partir de témoignages de participants PIE. Trois Quatorze remercie tous ceux qui, au fil des ans, ont participé à la rédaction du journal et, de façon indirecte, à la construction de ce personnage, qui cristallise leurs émotions : un participant « fait de tous les [participants], qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
Article paru dans le Trois Quatorze n° 59
Une Alice dans la ville — Clémentine, Germantown Hills, Illinois
Une année scolaire aux États-Unis
Une Alice en liberté — Rose-May, Ionia, Michigan
Une année scolaire aux États-Unis