L’intervieweur est inquiet : cet interviewé-là ne se livrera pas facilement ! Car « Celui-là » a du recul, de la distance. Il a, à n’en pas douter, l’habitude d’entendre, et celle, plus rare, d’écouter. On comprend d’emblée qu’il ne se donnera pas en spectacle. A l’évidence, il n’y aura pas de coup de théâtre, pas d’annonce grandiose, pas de surprise et encore moins de drame. Tout au long de l’entretien, il revendiquera la banalité d’une vie régulière, il définira sans cesse son parcours comme étant « tout ce qu’il y a de plus “ ordinaire ” », il s’étonnera bien sûr qu’on s’y intéresse. En tant qu’intervieweur, on ne s’inquiètera pas trop, on se rassurera même, en se persuadant que le temps des grands explorateurs est passé, que nous sommes tous condamnés à cette « vie normale » dont il parle, et que c’est justement sur les terres de cette banalité qu’il reste le plus de choses à découvrir. Mais on devinera que notre expédition au coeur du personnage, à défaut d’être périlleuse, sera bien fragile, et que si tout coeur est impénétrable, celui-là visiblement l’est certainement un peu plus que d’autres. À la première question, l’intéressé répond par une question… Et c’est lui qui pour conclure met son interlocuteur sur le gril… Son intention n’est pas mauvaise : il ne joue pas à l’arrosé-arroseur, il est tout simplement curieux de tout et de tous. Et puisqu’il s’intéresse à l’humanité, il s’intéresse naturellement à l’homme qu’il a en face de lui. Alors il cherche à vous lire, à vous décrypter, à déchiffrer et à traduire vos motivations et votre itinéraire. S’il vous estime ou vous apprécie, il va même jusqu’à s’inquiéter pour vous. Il est fait, on l’aura compris, pour interviewer bien plus que pour l’être. Et c’est pourtant avec une grande gentillesse qu’il accepte de se prêter à l’exercice du portrait, en endossant pour une fois le rôle du modèle.
« Il », c’est Olivier Weill, jeune retraité du groupe Accor, Président en exercice de l’association PIE, un homme marié, père de trois enfants et grand-père de 6 petits-enfants, que la vie a mené de l’est à l’ouest de la France —en passant par Paris et par un coin de la Suisse allemande — et que la chance, à l’écouter, a toujours accompagné. La « Chance » c’est un mot, et au-delà même un concept qu’à propos de son parcours, il va employer souvent.
« Jeunesse banale et sans histoire », à Nancy, dans un milieu tranquille au sein d’une famille d’industriels originaire de l’est de la France. Jeunesse ordinaire donc, empreinte de classicisme, pour ne pas dire de tradition. Jeunesse heureuse, presque facile. On comprend vite que pour Olivier, la « banalité » est une forme de bien-être, comme s’il avait deviné très tôt qu’ « originalité » pouvait rimer avec difficulté et complexité, voire même avec trouble ou souffrance. Scolarité sans aspérité, plutôt linéaire, presque brillante, qui mène le jeune élève jusqu’en classe préparatoire. Nous sommes à Paris, en l’an 1968… En mai, Olivier a 20 ans. Quand on entend ça, on se dit forcément qu’on tient là notre événement ! « Pas du tout, dit-il. Oui c’était mai 68, et oui j’étais dans le feu de l’action, puisque j’habitais dans le 6 e arrondissement et que je traversais chaque matin le Luxembourg – mais je n’ai rien fait d’exceptionnel. Le jour, je passais les concours, encadré par les forces de l’ordre, et la nuit j’étais au coeur de l’événement. » Mais il réfute l’idée d’un jeune homme engagé, voire même impliqué. Il banalise : « J’étais plutôt du genre réformiste. Alors disons, pour faire simple, que je participais à la fête. » Il ajoute : « À cet âge-là, quand on ne rentre pas chez soi le soir, c’est parfait ! Et quand vos parents s’inquiètent un peu, c’est encore mieux ! » Ça coince un peu au niveau des études ! Il esquisse une petite moue qui veut dire : « Même ça, c’est banal ». Ses parents l’envoient donc en Suisse, histoire sûrement de resserrer les boulons. Là, pendant près de cinq ans, il étudiera les mathématiques. Il opte donc pour une science dite « dure » ou encore « exacte »… en Suisse qui plus est ! Comme on le sait ponctuel, un brin rigoureux, et sûrement un peu cartésien, on se dit que tout cela vient de là…. Ou alors que sa formation l’a conduit à ça. Allez savoir ! Olivier conclut ce cycle d’études par une thèse. « Une thèse sur quoi ? », lui demande-ton. « Ouh là là, je ne me souviens même plus de l’intitulé… une histoire de spirale, je crois. Il faudrait demander à Marina (son épouse – NDLR). » Il aurait dû et pu devenir chercheur ou enseignant — on se dit qu’il a d’ailleurs les qualités pour ça — mais aujourd’hui, d’un geste, il balaie l’hypothèse, comme à l’époque et sans hésitation il a dû balayer la proposition : « Pas question, ce n’était pas fait pour moi. »
Il rentre en France. C’est l’heure du service : il devient scientifique du contingent. « J’ai été affecté dans un laboratoire de recherche sous-marine qui travaillait sur les sonars. Mais honnêtement, je crois que j’ai dû y aller deux fois dans l’année. » Il s’inscrit alors à une formation accélérée de gestion. « J’avais le temps et ça m’intéressait. » Plus tard dans la conversation, il reconnaîtra : « Dans ce parcours, je n’ai pas eu à bousculer les choses, je n’ai donc aucun mérite. Le mérite selon moi se mesure à la capacité à prendre de façon autonome des décisions. Moi c’était tout tracé…. » Mais il nuance aussitôt : « … quand je me suis inscrit à cette formation, j’ai pris une direction que rien ne m’obligeait à prendre, j’ai eu une bonne intuition, là c’est vrai j’ai orienté mon parcours. » Il flotte sur le fleuve de la vie en donnant juste les coups de pagaie nécessaires. Il parle à nouveau d’opportunités. Les courants — d’autres diraient le « karma » — lui semblent favorables. Il le sait. Il ne s’en plaint pas, il s’en réjouit même.
« A la fin du service, j’ai intégré une banque, où j’ai travaillé deux ans. Je dis “ travaillé ”, mais je devrais dire : “ Où j’ai achevé ma formation.” » La banque l’ennuie vite. Ce qui le séduit, c’est le monde de l’entreprise. Il le sent. Sitôt « formé », il pense à s’échapper. Il répond à une petite annonce et intègre dans la foulée un groupe hôtelier en pleine expansion. Il passera trente deux ans chez Accor.
Trois décennies et des poussières qu’il résume en une phrase. « J’y ai fait une carrière normale… jusqu’à ma retraite. » On le titille un peu, car on sait que cette carrière « normale » fut dense pour ne pas dire riche. Il parle des différentes fonctions qu’il a occupées : gestion, marketing, directeur d’opérations, directeur de tout le secteur « Hôtellerie de France », créateur et directeur de la filiale «Maison de retraites », etc. « Oui, ajoute- t-il, j’ai accompagné le développement de la boîte » (on doit traduire : « J’ai été très actif, et mon activité a correspondu au moment où l’entreprise est passée de moins de cent hôtels à près de quatre mille »). Il résume cette longue vie professionnelle d’une formule simple et laconique : « J’ai pris du plaisir. » On sent qu’il a aimé cette idée de symbiose avec l’entreprise, avec le groupe, qu’il a apprécié le fait de « connaître tous les rouages et toutes les personnes ». Quand il reconnaît « avoir eu des patrons et des collaborateurs qu’[il] a admirés, appréciés ou encouragés », on comprend, d’une part, qu’il a développé et entretenu avec sincérité ce que l’on nomme communément la culture d’entreprise, et d’autre part, qu’au-delà de l’intérêt pour son secteur d’activité et pour les diverses fonctions qu’il a occupées, ce sont les relations humaines qui, tout au long de son parcours, l’ont par-dessus tout fasciné. Le plus gratifiant reste à ses yeux « la confiance payée en retour ». Il a plusieurs exemples en tête de collaborateurs qui l’ont fait grandir ou qu’il a aidés à grandir. Il croit au cercle vertueux. Il croit en l’homme. « Dans l’entreprise comme partout, les bons et les mauvais moments sont humains. Il n’y a que cela qui compte. Le reste, les contrats, les échecs, tout ça, on s’en remet facilement. » Dans une belle formule, à la frontière de la prétérition et de la litote, il avance : « Dans ma vie professionnelle, j’irai presque jusqu’à dire que je n’ai pas le sentiment d’avoir échoué en quoi que ce soit.» Mais cette formule il n’osera jamais l’employer pour sa vie privée, pour sa vie de famille. « Oh là là, dans ce domaine, c’est bien plus compliqué ! » On l’invite à pousser la comparaison entre famille et entreprise. Il s’en amuse : « La famille c’est de tous les instants. Il y a tellement de paramètres. » Il sait qu’une famille ça se joue essentiellement à l’affect, alors il nous retourne la question : « Il y a des écoles pour apprendre à gérer les entreprises. Vous connaissez, vous, une école pour apprendre à gérer une famille ? » Il clôt ainsi le débat.
Olivier n’aime pas les conflits. Il le dit sans détour : « J’ai toujours détesté cela. » Il y des gens qui se nourrissent du conflit, qui le recherchent, qui le fabriquent, qui résolvent même des conflits en en créant d’autres. Sa conception des relations est tout autre : « Je cherche toujours la conciliation, le consensus, c’est ancré en moi. » Il n’aime pas les conflits mais il sait qu’il faut les affronter, voire les détourner mais ne jamais les nier. Dénouer, faire appel à la partie sensible, concilier est comme une seconde nature, presque une vocation : « J’ai dû tomber petit dans la marmite de la médiation. » Parler de la gestion des conflits le ramène aux relations essentielles — les relations avec ses proches et notamment avec ses enfants. On l’interroge sur Benjamine, la plus jeune, parce qu’à PIE on la connaît bien. « On s’est pas mal
heurtés avec Benjamine », dit-il laconique et sincère. Il est assez émouvant de le voir alors — à la façon d’un penseur dévoré par une idée essentielle — s’échapper un moment du dialogue, et puis lever les yeux, comme pour signifier que ce qui est le plus précieux et le plus proche de nous en est aussi le plus éloigné, parce que le plus dur à percer, à comprendre, à adopter. En 1992, la famille Weill (Marina, Olivier et
leurs trois enfants, Matthieu, Anne et Benjamine) croise la route de l’association PIE. Elle le fait par le biais du programme « Accueil » — ce qui en dit déjà long sur l’esprit qui l’anime : « Oui, on a d’abord accueilli. Marina a vu un article dans Phosphore. On s’est dit : “ Pourquoi pas ? ” On en a parlé aux enfants. Ils ont acquiescé. Je ne sais pas s’ils étaient très conscients des enjeux, mais peu importe ! On voulait recevoir une fille d’Amérique du Nord… on a hérité d’un garçon sud Américain ! » Rodrigo, leur hôte passera toute une année chez les Weill. Belle expérience dont tout le monde sort un peu nouveau, un peu différent. Olivier ne le sait pas encore, mais il a mis le doigt dans un drôle d’engrenage. Deux ans plus tard, Benjamine — encore elle — annonce à toute la famille qu’elle va bientôt partir pour une année à l’étranger. À ses parents qui s’étonnent : « Comment ça, tu as à peine 15 ans ? », elle répond : « Comme Rodrigo. » Elle partira et reviendra de son expérience « pour le moins transformée ». Il sourit. On veut en savoir plus. Il résume sa pensée par cette formule : « C’est un âge charnière. Quand elle est rentrée, c’était une jeune femme ! » Les relations avec l’association se maintiennent, régulières, mais discrètes. « Jusqu’au jour, où j’ai reçu un coup de fil de Laurent [Bachelot] qui m’a suggéré de me présenter à la présidence de l’association. » Surprise ! Il se souvient des raisons qui l’ont poussé à dire « Oui », et il ajoute : « Pourtant, je ne connaissais vraiment pas grand chose à PIE. » Il oublie qu’à sa façon, en tant que famille d’accueil et en tant que parent de participant, il avait mis les mains dans le cambouis. « J’ai pas mal réfléchi, dit-il. A l’époque, je n’ai interrogé et sollicité qu’une seule personne [Annie, une déléguée historique de l’association], mais je me souviens que son avis a été déterminant. » Déterminant également le sens et l’action de l’association : « Je crois profondément à ce que fait PIE. Je suis parfaitement convaincu par le concept. L’idée de coupure scolaire et familiale, d’immersion totale sur la durée, le principe de l’accueil bénévole et sans contrepartie… Cette idée m’a tout de suite séduit, et aujourd’hui encore, je suis vraiment convaincu de la pertinence du projet, de l’intérêt et de la valeur de nos programmes.Chaque courrier et témoignage d’adolescent me fait pleurer de joie et me conforte dans mes convictions. Je suis attaché à cela. » On l’interroge sur les raisons qui ont porté le Délégué Général à lui demander de remplir cette fonction. « Il a dû penser que je serais efficace. Les membres du Conseil doivent apporter quelque chose à la structure. Il savait que j’avais, de par mon job, une bonne connaissance des relations avec les pays étrangers, une certaine assise, mais je crois qu’il a aussi estimé que je pouvais avoir une bonne vision, une capacité d’anticipation sur l’avenir de l’association. » Olivier conçoit sans doute ainsi sa mission : veiller à ce que l’association reste fidèle à son esprit, à ses statuts, veiller à anticiper les dangers à venir, veiller à prendre les bons virages. Il insiste encore sur ce qui le lie à PIE. Il parle alors de confiance. Et l’on sent qu’il touche là à l’essentiel. La confiance mutuelle était le préalable à l’engagement. De la confiance il glisse à la fidélité. Il dit que les liens qui se sont créés sont importants. Il nous assure que sa fidélité à PIE est due avant tout à sa fidélité à tous ceux qu’il connaît, à tous ces gens qui animent le réseau. Alors il résume ainsi et définitivement sa relation à PIE : « La force du concept et la sympathie des gens. » S’il a la fidélité du chien, il a aussi la finesse du chat, cette façon d’être présent sans être imposant. La même façon de concevoir le lien de sociabilité : d’un côté aimer le contact et la relation avec les humains, et de l’autre cultiver avec force son indépendance. Il reconnaît : « Oh, j’ai besoin de ma tranquillité. Je peux vivre à l’écart de tout. » De l’ours, il aurait donc le côté ours. Il aime sa terre, son espace, son monde : « J’ai vraiment besoin de préserver cela. » Au fur et à mesure du dialogue, on voit se dessiner une forme de relation logique entre famille, maison, et entreprise. On le soupçonne d’avoir des habitudes bien ancrées, plutôt solides, et de veiller autant que faire se peut à respecter des cadres. Il ne nie pas, il sourit, et son sourire naturellement passe pour un acquiescement. On voudrait, en portraitiste consciencieux, que, pour finir, il évoque ses passions — on sait qu’il aime les voitures anciennes —, mais il nous assure que « ça n’a pas grand intérêt », qu’il nous donne le titre de son/ses livres référence — il dit simplement : « Je n’en ai pas » — , qu’il nous parle de son peintre de prédilection — mais il n’est « pas très visuel » — , de son film culte — « Je n’aime que les films qui se terminent bien… et il n’y en a pas beaucoup ». Toutes ces questions lui semblent insolites. Avec lui, pas de portrait chinois, pas de questionnaire à la Proust, pas de culte. Il n’aurait donc ni Dieu ni maître ? « Je ne suis pas très porté sur les gourous, je suis perméable à toutes sortes d’influences, mais je n’ai pas de maître à penser. Je n’ai pas de pas de devise non plus, pas de couleur préférée… Non rien de tout cela… Tout cela c’est du gadget pour moi ! » conclut-il sans ambages. Il veut terminer comme il a commencé, en insistant sur le fait que son parcours est tout sauf exceptionnel, grandiose ou atypique. « Il n’est jalonné d’aucun exploit, d’aucun truc spectaculaire… » Il insiste encore et en revient étrangement, mais joliment, à sa fille : «… un truc comme a pu en faire Benjamine par exemple, elle qui a quitté ses parents pour partir toute une année à l’étranger !
Moi je n’ai jamais fait un truc pareil. » Il réfléchit et poursuit : « Je dirais que d’une façon générale, je ne me suis jamais senti dans la position de prendre une décision qui soit ou qui aille totalement à l’opposé du courant général. En cela je ne suis pas un visionnaire. Oui, c’est pour ça que je me définis comme un homme ordinaire. » On peut penser que toute banalité cache un mystère qui ne veut pas se dévoiler, mais dans le cas présent on n’y croit pas trop. Olivier n’est pas un homme à secret. Au moment de conclure, celui qui au départ ne voulait pas parler de lui lance cette phrase étrange : « La chance et moi, on s’est rencontrés. » Silence. Et de la chance et de la rencontre, il glisse sur un sujet essentiel : son épouse. Et comme pour mettre un point final à l’entretien, il lance : « Marina, c’est ma chance. Tous les jours je me le dis. C’est ma référence, mon repère. Je crois qu’il n’y a rien que je fasse sans en avoir conscience. » Alors, on se dit que certains font parfois de belles rencontres. Et à l’instar de Sherlock Holmes, on se persuade que la banalité est anormale, et que c’est peut-être cela qui lui donne toute sa beauté.
Article paru dans le journal Trois-Quatorze n°50