La route tranquille de Sophie Sorba, déléguée régionale en Corse.
Un brin de distance, de retenue, certains parleront de pudeur, voire même de froideur. « François, mon mari, me le dit parfois. » Elle ne s’en offusque pas. Elle est lucide – elle sait d’où elle vient, et elle a compris depuis longtemps qu’« on ne se refaisait jamais complètement ».
Le temps, elle le décrit — le dessine devant nous — en traçant une droite. D’autres feraient des volutes, ou des cercles, ou encore des labyrinthes, des lignes plus tordues ou plus compliquées en somme. Sophie, elle, voit la vie plus calmement : « Une route tranquille, presque linéaire. »
Sur cette route — et pour nous raconter son histoire — elle pose quatre points. Ils sont espacés très régulièrement, elle y adjoint quatre chiffres : zéro, douze, vingt et vingt-huit.
« Zéro », c’est le point de départ, la naissance à Bergues, dans le département du Nord, « par un beau jour de pluie, le jeudi de l’ascension ». Milieu bourgeois, plutôt aisé — voire très aisé du côté du père. Les deux parents sont originaires de la région. Monsieur Degaey est flamand. « Tout ce qu’il y a de plus flamand », précise-t-elle avec une pointe de sarcasme. « Il parlait flamand, il était commerçant, qui plus est ! » Elle se durcit un peu – maintenant elle parle de lui comme d’une « caricature du Flamand ». On jurerait qu’elle veut ajouter un couplet à une chanson de Jacques Brel : « Chez nous, [comprenez : “ Chez ces gens-là ”] un sou est un sou, on ne donne pas, on ne prête pas, tout s’achète, tout se vend, tout se garde. » Elle insiste : « Le Flamand est près de ses sous, près de sa terre, il faut qu’il possède, c’en est une horreur ! » Elle nous raconte l’histoire d’un de ses grands-oncles, un « grand propriétaire terrien — et rentier par-dessus le marché — qui, chaque jour de l’an, recevait poignées de main et cadeaux de la part de ses fermiers, et qui aimait goûter sa terre. » On ne comprend pas bien l’image. Elle explique : « Ce n’est pas une image. Il mangeait sa terre. » Elle appuie : « Oui, oui, concrètement, il la mangeait, la goûtait. » Sophie a pris ses distances avec ce monde : inconsciemment au moins, elle a cherché à fuir — ce qu’avec une douceur retrouvée elle appelle maintenant — « ce côté très désagréable du Flamand. » De l’argent, elle parle en effet avec légèreté. L’argent est devenu pour elle un outil, « en aucun cas un but », en aucune façon un moteur. Quiconque la connaît peut témoigner de son peu d’intérêt pour ce luxe qu’elle a connu et touché. Aujourd’hui à n’en pas douter, la volupté pour Sophie est ailleurs. Il lui a fallu du temps pour dépasser cet atavisme. Il lui a fallu notamment franchir la borne « Douze ».
Douze ans. C’est l’âge de la rupture. La famille — deux parents, quatre enfants — a d’abord grandi « normalement ». « J’ai eu une enfance classique, j’avais tout pour être heureuse. » Elle s’attarde tout de même sur la petite rupture qu’on lui impose à sept ans, quand on l’envoie en pension, à Dunkerque. « Aujourd’hui, Maman me dit que c’est moi qui ai demandé ! » Elle en sourit : « Je n’ai aucun souvenir de cela, et je me demande franchement comment une enfant de sept ans peut réclamer la pension ! C’est un peu n’importe quoi. » Mais elle ne garde pas de mauvais souvenirs de ce passage : « J’étais la petite dernière, tout le monde m’a pris sous son aile, les bonnes soeurs m’emmenaient faire les courses avec elles en 2CV, le mercredi j’allais chez ma grand-mère que j’adorais. » Sophie grandit ainsi, sans à-coups particuliers, jusqu’à ce que sa route croise de plus près celle plus accidentée de son père. « De formation, il était commiseur-priseur, mais à son grand regret, il n’avait jamais exercé. Il avait repris l’affaire de commerce en gros de son propre père. Affaire qu’il a développée, développée, développée… » Sous sa direction, le groupe Lemaire a grossi : soixante-cinq supermarchés de taille tout à fait honorable, de gros moyens. « Ses copains c’étaient Edouard Leclerc et compagnie. Ils ont tous commencé ensemble, même centrale d’achat, même monde. Mon père gagnait vraiment beaucoup d’argent. Je n’ai jamais su exactement combien, mais on avait un train de vie exceptionnel. On ne manquait vraiment de rien à la maison ! » Sauf, à n’en pas douter, d’un peu de chaleur, de contact, de relation : « Avec ma mère, je me suis toujours sentie très proche, mais avec mon père il y avait — et il y aura toujours — une distance énorme. »
Un jour, l’affaire tombe à l’eau. Elle dit : « Mon père s’est cassé la gueule », pour dire : « Il a fait faillite. » « Pourquoi, comment ? Le fin fond de l’histoire, je ne le connaîtrai jamais. » Le père est trop secret, trop orgueilleux pour aborder le sujet, « même aujourd’hui, même 30 ans après ». Toujours est-il que tout part à vaul’eau : « La maison énorme, le personnel, la cave et les grands vins, les voyages, les tableaux, les meubles et les accessoires… » Pour un enfant à qui on ne parle pas, il n’y a pas de signes avant-coureurs. La petite Sophie est donc surprise de voir un jour surgir « des hommes en costume ». Elle s’en souvient très bien : « Les huissiers notaient tout, pièce par pièce, jusqu’aux lustres, aux assiettes, aux lits… » Et puis, la semaine suivante, tout a disparu. Tout. Il ne restait rien que nos lits dans leur plus simple expression — des matelas en fait — une table, quatre chaises… » La maison, les meubles, les vins… Tout est vendu aux enchères. « Je me souviens très bien que des amis de mes parents leur ont racheté leur bois de lit, pour leur redonner ensuite. C’était leur lit de mariage. Beau geste. Quant à la maison, elle a été rachetée par un marchand de cochons. Ça m’avait frappée ! » Un monde se volatilise. Le monde de Sophie ? Pas si sûr, plutôt celui du père et de son image. Le père qui s’enferme un peu plus dans ses excès, qui campe dans une caravane devant son supermarché, qui se lance dans une grève de la faim (« Une grève à la papa », précise-t-elle, « avec soupe et gruyère rapé ! »). Avec le temps, Sophie prendra habilement ses distances avec cet événement, ce petit tremblement de terre. Elle ne garde, en réalité, aucune rancoeur, aucune aigreur vis-àvis de quiconque – elle ne se replie pas, bien au contraire – elle aiguise plutôt son sens critique, son sens de la mesure et de l’humour. « Avec mes frères et soeurs, on en parle souvent, et on en rigole. » Le temps va lui permettre de mettre à jour les erreurs du père, son entêtement, sa dureté. « Toute petite », ajoute-t-elle, « j’ai dû lui demander pardon de n’avoir pas fini un quartier de pomme ! Plus tard, quand j’ai eu mon bac, il m’a dit : “ C’est pas avec ce que tu as fait que tu méritais de l’avoir. ” » Elle parle d’un « handicapé affectif ». Elle dit qu’il n’a pas changé : « Il s’enferre souvent. Récemment encore il a refait une grève de la faim pour une histoire de PV impayé ! » Elle en parle avec renoncement plus qu’avec tristesse, comme pour souligner le ridicule de l’affaire.
À quelque chose, banqueroute est bonne !
Sophie sortira grandie de l’affaire, et forte d’un certain détachement dans sa relation à l’argent. Quant à l’attitude de son père, elle lui servira d’anti-leçon de vie. Par la suite, elle veillera entre autres à ne pas cacher les choses, à être attentive aux autres — et notamment aux besoins de ses enfants (on pense aux séjours à l’étranger qu’elle et son mari favoriseront). Elle veillera à accueillir aussi. Elle ouvrira sa maison aux visiteurs, aux amis de passage, aux étrangers aussi.
En attendant, le plus dur reste à venir. Pas tant pour Sophie qui verra sa famille déménager à Dunkerque — ce qui l’autorisera à quitter le pensionnat, à retrouver un vrai foyer et plus de liberté -— mais pour la mère, qui n’échappera jamais à l’emprise et aux frasques du père. « Elle a fait une grosse dépression. Ce n’était pas forcément lié à la faillite. C’était plutôt lié à la mort de ma grand-mère, au départ de ses enfants, à l’attitude générale de mon père. Je ne sais pas trop en fait. Mais je sais qu’il lui en a fait baver. En réalité, elle ne s’en est jamais sortie. » Sophie prend alors un crayon et pour expliquer le parcours de sa mère, esquisse un griboullis informe — un véritable sac de noeuds — qui contraste absolument avec sa ligne à elle, si franche et si limpide. « J’ai essayé d’aider ma mère, mais c’était dur. Mon père ne voyait rien, il cultivait plutôt sa parano. » La période est donc « galère ». On comprend alors que la route de Sophie bien que linéaire « n’est pas une autoroute ». « Non, sûrement pas, il y a des courbes, des pièges, des obstacles. »
La borne « Vingt », annonce un vrai virage – celui de l’émancipation, du bonheur. Bonheur de vivre à deux, puis à trois, quatre, cinq, six. En dix ans, jusqu’à la borne « vingt-huit », tout va changer. Elle rencontre François. Il est en médecine. Elle est en pédicurie-podologie. Elle a besoin de sortir du marasme familial, il souffre encore de la disparition accidentelle d’un frère. Certains disent du bonheur qu’il n’existe pas, qu’il consiste simplement à éloigner au maximum le malheur. C’est peut-être ce que Sophie et François ont réussi à faire l’un pour l’autre. Moins plus moins font plus : c’est mathématique. C’est l’époque des vaches maigres, mais des vraies joies de l’existence. Au début c’est « La Bohème ». «On était vraiment ric-rac. C’était dur au niveau pratique de mener en même temps les études et l’éducation des enfants, mais on savait que les choses ne pouvaient que s’arranger, alors… » Alors, c’était facile. La vie continue ainsi. On trace la route en famille.
Les enfants vont grandir : adolescents, ils découvriront les voyages au long cours. Sophie et François les aideront à assouvir leur désir d’évasion. Sophie qui a arrêté de travailler assez tôt, va s’investir sérieusement dans l’association PIE. Elle deviendra déléguée régionale de la région Nord, jusqu’à ce qu’elle et la famille déménagent en Corse, où elle vit actuellement. Elle affirme sans détour que « le Nord ne lui manque pas ». « J’y ai vécu quarante-deux ans, mais je n’ai aucune nostalgie. Je sais que je suis de là-bas, je suis contente d’y retourner, pour voir les amis, mais la Corse est aujourd’hui chez moi. J’ai tout de suite senti que j’étais bien ici. » De l’île, elle retient bien sûr la beauté – de ses habitants, elle apprécie cette forme de fierté qui les rend à la fois hospitaliers et distants.
On reprend la route et l’on s’étend encore sur l’aspect heureux de l’existence. « Pour moi ça roule », dit-elle. « Mes enfants, ça va ! Pas trop de soucis. » Elle nous parle de ce qu’elle aime. On évoque le vin, la bonne cuisine, les fleurs, les paysages. Sophie ne se prend pas la tête. On la devine bonne vivante, mais sans que jamais la passion l’emporte. Chez elle, le bonheur et la réussite ne doivent pas déborder. Ils ne doivent pas éclabousser les autres. Il en va du savoir-vivre, de la politesse. C’est qu’il reste un peu de Nord en Sophie… et qu’il y a un peu de Corse aussi.
On regarde droit devant : au bout de la ligne. On veut savoir ce qui attend Sophie : « Je suis comme tout le monde, je n’en n’ai aucune idée. Si on me disait “ Qu’est-ce que tu veux demain ? ”, je répondrais : “ Que ça continue comme ça ”. Tout va très bien. Mais en même temps, je sens que je suis arrivée à un point où il va falloir bifurquer. J’ai choisi cette vie, j’ai choisi des tas de choses — avoir des enfants, arrêter de travailler, etc. — mais les enfants grandissent — en disant cela, elle sous-entend qu’ils vont bientôt être tous partis — et, à nouveau, il faudra bientôt choisir. » Voyager, reprendre des études ? Pour ne pas tomber, c’est bien connu, il faut sans cesse avancer. Sophie est à l’orée d’un nouveau chemin. Elle sait qu’elle maintiendra l’équilibre en créant un peu de déséquilibre.
Elle sait aussi qu’il faut regarder dans le rétroviseur, mais qu’on se doit de le faire furtivement, et toujours dans l’idée d’éviter les dangers à venir. Pas question de s’attarder sur le passé, de redessiner son parcours, de se dire : « Tiens, j’aurais plutôt dû passer par là ! » Son but premier, sa vraie ambition, est sans doute d’avancer tranquille et sereine sur la petite route de campagne que dessine au bout du compte son existence. On reçoit cela comme un message, une modeste leçon de conduite de vie.
Article paru dans le journal Trois-Quatorze n°45