9 VARIATIONS SUR LE THÈME DE LA PORTÉE D’UN ÉCHANGE SCOLAIRE DE LONGUE DURÉE
Illustration : “La designer graphique” par Laurindo Feliciano
ENTRETIEN — Difficile a priori de faire un lien entre sa profession et ce séjour scolaire de longue durée vécu à l’adolescence. Et pourtant, dans le cas de Clément, ce lien est évident, car tout pour lui est affaire de passion, de préparation, de cap et d’adaptation.
Année de séjour de Clément : 2001
Lieu de séjour : Bay City, Michigan, USA.
École : Bay City Western High School
Lieu de vie actuel : Paris
Profession : Pilote de ligne
Employeur : Air France
Trois Quatorze — Un mot sur ton parcours depuis ton séjour aux USA en 2000 ?
Clément — À mon retour, j’ai fait une première puis une terminale, j’ai enchaîné avec Maths Sup, Maths Spé, une école d’ingénieurs, et ensuite j’ai intégré les Cadets d’Air France, sur concours. Aujourd’hui, je suis officier pilote de ligne, autrement dit co-pilote sur la « famille» Airbus A 320.
Quelle différence entre un pilote et un co-pilote ?
Clément — Nous avons les mêmes compétences techniques et globalement nous exécutons les mêmes tâches, mais le pilote, de par son ancienneté, a plus d’expérience. La différence, en fait, est hiérarchique: le pilote est le chef et le responsable. Il est le référent. Si l’on n’est pas d’accord sur la gestion d’une situation, c’est lui qui a le dernier mot.
En quoi consiste ton travail?
Clément —À transporter en toute sécurité des passagers d’un point A à un point B. À suivre pour cela une sorte de cérémonial, très logique, qui comporte une phase de préparation de vol, le vol proprement dit, et la clôture du vol. La phase de préparation, essentielle, est relativement complexe : rencontre avec le commandant, prise de connaissance du dossier de vol (quel avion? quelle immatriculation? problèmes techniques ou pannes mineures éventuelles et impact sur les performances, étude de la météo, des survols des massifs montagneux, etc.). Au terme de la préparation, il nous faut déterminer un plan de vol, autrement dit une stratégie, avec des options de sortie. Du parcours et du plan dépendront la quantité de carburant embarqué (nécessaire pour le roulage et l’étape proprement dite, et également pour les réserves finales réglementaires). Cette première phase se conclut par la rencontre avec les personnels pour faire le point sur le temps de vol, les conditions, le statut de sûreté qui varie selon les destinations (on peut envisager des vérifications de passagers, voire des fouilles…). Quand tout cela est fait, on part «allumer» l’avion, autrement dit, faire le tour de l’appareil, le programmer, mettre tout sous tension, calculer les performances: vitesse de décollage, de montée, de rentrée des volets, mise en place des moyens de radio navigation, etc. La phase de vol proprement dite consiste à exécuter le plan en temps réel, avec bien entendu la nécessaire adaptation aux contraintes réelles et aux aléas de l’exploitation: trafic, évolution de la météo, nouvelles options… Durant cette phase, au propre comme au figuré, tout est en mouvement : il faut s’adapter à la nature, à la machine, aux passagers, et anticiper. À l’arrivée, il faut clôturer le vol: débarquement passagers et bagages, gestion du pétrolier, vérification de la mise en route de tous les intervenants sur l’avion… Et on repart éventuellement pour une nouvelle étape.
On peut faire combien d’étapes par jour?
Clément — En court et moyen courrier, jusqu’à quatre par jour. Et ce treize à quatorze jours par mois. En tant que passager, on ne se rend pas toujours compte du travail au sol. Cette partie est fondamentale: c’est une phase super active, d’autant que la contrainte commerciale est fondamentale, car un avion doit voler au maximum, et que l’impact de chaque retard a des conséquences importantes sur le trafic aérien global.
Tu as l’air d’aimer ton métier. Il est vrai que piloter un avion c’est un peu un «rêve de gosse»?
Clément — (Tout sourire) J’adore mon métier. Mes parents me disent que j’ai toujours voulu faire ça: «Depuis que je n’étais même pas assez grand pour m’en souvenir.» Dans ma poussette, je pointais les avions dans le ciel. Ce dont je me souviens, c’est que je n’ai jamais rien voulu faire d’autre.
On peut s’étonner —eu égard à la difficulté des études et de la concurrence— que tu aies choisi d’interrompre ta scolarité classique, en optant pour une parenthèse d’une année à l’étranger.
Clément — Les États-Unis, c’était un autre rêve de gosse. J’étais fasciné, j’associais ça à la technologie, à la modernité, aux ordinateurs et aux burgers, à la Nasa, au cinéma… un mélange de mystère et d’envie. Quand une amie m’a parlé de ça, j’ai plongé. Ma mère m’a dit : «Ok, mais tu gères ça seul. Tu te prends en main.» Elle n’y croyait pas, mais j’ai tenu le cap. J’ai fait trois dossiers dans trois boîtes différentes, et je suis parti avec PIE. Je n’ai jamais vécu ça comme un handicap par rapport à la suite.
Et tu as donc vécu un rêve?
Clément — Pas du tout: plutôt l’enfer. Enfin, au début. Je suis tombé dans une famille vraiment spéciale. Cela a été très compliqué : ils m’avaient accueilli —c’est du moins mon analyse— pour essayer de résoudre leurs différends familiaux; et ils avaient considéré d’entrée, à la seule vue du métier qu’exerçait mon père, que j’étais un enfant gâté; ajoutons à cela une sœur d’accueil très jalouse… bref, la situation a vite explosé! Pour couronner le tout, quand ma déléguée américaine a appris que j’avais des difficultés, elle a totalement pris parti pour ma famille. Je suis devenu un véritable bouc émissaire. C’était très chaud. Ils bloquaient mon internet, traduisaient mes mails, m’accusaient d’avoir ruiné leur famille… Je n’étais pas bien du tout, j’avais presque peur de monter dans le bus jaune pour rentrer chez moi!
Clément — Comment en es-tu sorti ? À un moment le père d’accueil en est presque venu aux mains. J’ai réussi à convaincre la déléguée. J’ai fini par changer de famille et tout ensuite s’est super bien passé… Ma nouvelle famille était géniale ; pas de moyens, mais un grand coeur. Je les adore. Pour vous donner une idée: c’était il y a quinze ans et je vais au mariage de ma soeur d’accueil cet été!
Un séjour compliqué donc: rien à voir avec le «plan de vol» imaginé ou établi au départ, au moment de l’inscription au séjour?
Clément — C’est exactement ça. D’ailleurs lors de mes oraux/entretiens pour les concours, j’ai souvent relaté mon expérience. Sans rentrer dans les détails, j’ai expliqué ce à quoi j’avais été confronté. J’ai évoqué la maturité dont j’avais dû faire preuve pour résoudre moi-même les problèmes, le recul dont j’avais dû faire preuve alors que j’avais tout juste quinze ans, et je pense que cela a été primordial, car c’est exactement ce que l’on nous demande dans notre métier. En tant que pilote, le fait de savoir mesurer et relativiser est fondamental. On ne peut pas et il ne faut pas crier au feu à la moindre étincelle. On ne peut pas se permettre de paniquer. Le sang-froid est primordial, tant au moment de la prise de décision que dans l’action. Quelle que soit la situation, on doit pouvoir déterminer les options qui se présentent, mesurer les risques associés à ces options, et mettre tout ça… comment dire, presque en algorithme, le tout pour pouvoir prendre la meilleure décision. Je crois qu’à ce niveau mon expérience américaine m’a beaucoup servi. Quelles qualités, au delà des qualités purement techniques, requiert ce travail?
Avant tout, une grande honnêteté intellectuelle: il faut absolument savoir reconnaître ses erreurs, avoir un regard objectif sur ses performances, reconnaître que l’on est fatigué, savoir remettre en cause sa propre décision… et aussi de grosses qualités humaines. Il est primordial en effet de pouvoir créer très vite une vraie relation de confiance avec ceux avec qui on vole. En cas de problème, on doit pouvoir analyser rapidement les points forts et aussi les failles de celui avec qui on travaille. Si la personne s’enferme dans un mauvais schéma, il faut savoir l’en faire sortir, en usant des meilleures stratégies. Sentir si l’on doit imposer son point de vue avec souplesse ou force. Savoir aussi intimer un ordre primordial, comme celui de «remise des gaz». Il faut faire preuve de finesse humaine et de conviction.
S’adapter est le maître mot en terme de séjour scolaire à l’étranger. Il semble que ce soit le cas aussi dans ton métier.
Clément — Oui, adaptation au changement, à ce qui se présente et qui ne correspond ni au plan établi ni à ce que l’on souhaitai Et en même temps savoir réagir si nécessaire ? Oui en sachant que la plupart du temps on doit se débrouiller…
…avec les moyens du bord !
Clément — C’est bien l’expression qui convient. Et c’est exactement ce qui s’est passé lors de mon séjour aux USA. Je me suis rendu compte que même si je n’avais pas toutes les clés, je devais trouver la solution en interne.
Tu n’as pas évoqué la question de l’anglais.
Clément — J’avais conscience en partant un an que je progresserais en anglais, mais ce n’était pas forcément ma motivation première, et je ne me doutais peut-être pas que cela me servirait autant, mais dans la présélection pour les cadets d’Air France (1300 personnes), il n’y a que deux épreuves: la logique et l’anglais. Sur cette seule base, un classement est établi et semaine après semaine, ils convoquent aux sélections les candidats, dans l’ordre de la hiérarchie établie! Quand ils ont le nombre souhaité (environ quarante par an), ils arrêtent. Vous avez donc intérêt à être bien placé. L’anglais n’était bien évidemment pas suffisant, mais il m’a permis de sortir du lot! Et une fois à l’intérieur de ma boîte, de me faire remarquer aussi, puisque aujourd’hui en marge des vols, je suis examinateur d’anglais pour les pilotes. Et mon accent m’aide énormément, que ce soit dans les communications en vol ou à l’aéroport. Aux US, on me prend pour un Américain. C’est sympa.
Un mot sur le réseau que nous mettons en place ?
Clément —Une excellente idée. Il y a des choses dont on ne peut parler qu’à des gens qui sont partis jeunes, loin et longtemps. Soit tu l’as fait soit tu ne l’as pas fait. Partant de là, regrouper tous ces gens et établir un lien entre eux ne me semble pas aberrant… loin de là.
Article paru dans le Trois Quatorze n° 55