9 VARIATIONS SUR LE THÈME DE LA PORTÉE D’UN ÉCHANGE SCOLAIRE DE LONGUE DURÉE
Illustration : “La journaliste” par Laurindo Feliciano
ENTRETIEN — Frédéric est un «vieil ancien». Il est parti aux États-Unis en 1987, autrement dit, quand PIE avait cinq ans. Ses études puis son métier l’ont amené à bourlinguer : USA à nouveau, Martinique, Scandinavie, Dubaï, USA encore… Trente ans après son séjour, il revient sur ce virage crucial, pris à seize ans. Une courte analyse de son parcours fait apparaître en creux les bienfaits de cette expérience «originelle».
Année de séjour de Frédéric : 1987
Lieu de séjour : Kelso, Washington, USA.
École : Kelso High School
Lieu de vie actuel : Texas, USA
Profession : Directeur d’agence maritime (Ship Agency, Director Americas)
Employeur : Wilhemlsen Ship Services
Trois Quatorze — Quelles études as-tu suivies après ton année scolaire à l’étranger ?
Frédéric — J’ai passé le Bac en France et je suis retourné étudier deux ans aux États-Unis, à Lower Columbia College, et puis j’ai fait un «Bachelor of Science and Business Administration» à l’université de Baltimore. Je finissais mes études, quand j’ai été contacté par l’Ambassade de France dans le cadre de mon service national: suite à un coup d’état, l’armée américaine avait décidé d’intervenir à Haïti. L’armée française se joignait à l’opération; ils avaient donc besoin d’interprètes-traducteurs, et c’est dans ce cadre qu’ils ont fait appel à moi. J’étais basé en Martinique: l’offre était difficile à refuser. Il a fallu trois mois d’enquête pour être habilité «secret-défense». J’ai donc passé un an aux Antilles et je suis rentré en France. À mon retour, j’ai eu une proposition d’interprète pour la Cogema, mais j’ai préféré prendre un poste dans une agence maritime qui s’occupait de la coordination commerciale des escales.
Vingt-cinq ans après, où en es-tu?
Frédéric — J’ai beaucoup bougé, énormément voyagé, mais je suis toujours dans le même secteur, le domaine maritime, l’import-export, la logistique. Je travaille chez Wilhelmsen Ships Service qui appartient à l’armateur Wilh Wilhelmsen, un gros groupe (ndlr: plusieurs milliards de chiffre d’affaires) de plus de quinze mille personnes, dont six mille marins. Nous sommes, entre autres, le plus gros transporteur de véhicules au monde, avec plus de cent cinquante navires sous notre contrôle et celui de nos partenaires. Nous avons plus de trois cents bureaux, implantés dans plus de soixante-quinze pays qui assurent la gestion commerciale et technique de nos clients. Pour avoir une idée, il faut imaginer que chaque navire mesure trois terrains de foot en longueur, pour cinquante mètres de tirant d’air!
Quel est précisément ton rôle dans cette grosse machine?
Frédéric — Je suis responsable des agences maritimes de la zone Amérique, autrement dit coordinateur commercial de l’ensemble des bureaux et des clients. Je veille notamment au chargement et déchargement de tous les navires, de l’Amérique du Sud à l’Alaska. Je gère une équipe d’environ deux cent cinquante personnes.
Quelles sont les qualités requises à ton poste?
Frédéric — Il faut être structuré, très organisé et particulièrement disponible, car on est sur la brèche 24 heures sur 24. Il faut avoir un bon contact aussi. Mais le problème principal touche à la responsabilité et au sang-froid, car l’on gère des grosses sommes d’argent. Un exemple : le retard d’un navire se chiffre entre quinze et cinquante mille dollars/jour. Il faut savoir supporter, comment dire… une certaine pression.
Revenons en arrière et dis-nous justement, par rapport à ton activité d’aujourd’hui, ce que t’a apporté ton année à l’étranger?
Frédéric — La maîtrise de la langue bien entendu, puisque je travaille et je vis en anglais. Mais bien plus que ça, c’est l’ouverture d’esprit et la capacité d’adaptation. Il faut bien comprendre que ce séjour m’a avant tout ouvert les yeux : scolairement, j’étais médiocre en France, sans but, sans idées, sans avenir. J’étais vraiment cantonné dans mon petit milieu marseillais. C’est cette expérience qui m’a permis de grandir, de sortir de mon cocon : c’est la clef de voûte de mon parcours et de mon succès professionnel.
À quel moment, selon toi, cette année à l’étranger t’a été le plus profitable?
Frédéric — Difficile de répondre, car son impact a été à la fois diffus et profond. Personnellement je l’ai toujours mis en avant et cela a toujours été une référence. Je garde surtout en mémoire mon premier entretien d’embauche. J’en étais au 3e entretien —le dernier et le décisif— et la personne qui m’a interviewé, au lieu de me parler du poste, ne m’a interrogé que sur cette expérience scolaire. Il se trouve qu’il avait lui-même étudié aux États-Unis: nous avons parlé de l’impact d’une telle année, de ses bienfaits… et j’ai été embauché.
Parlons justement de cet impact?
Frédéric — Il me semble que l’acquis principal c’est l’indépendance, et le fait aussi que ce séjour nous structure. On revient de cette année sans a priori, et le fait d’abandonner des stéréotypes nous ôte nos peurs. Une fois qu’on a fait ça, on se dit: «Qu’est-ce qui peut nous arriver?» On n’a plus d’obstacles.
As-tu un mauvais souvenir de ce séjour?
Frédéric — Le départ, indéniablement… je veux dire… le retour. C’était la première fois que je pleurais de tristesse. Quand il a fallu dire au revoir à ma famille, j’ai vraiment senti monter l’émotion. En y pensant aujourd’hui, j’en ai encore la chair de poule.
Tu ne l’as jamais revue?
Frédéric — Oh que si! Même quand j’étais loin, j’ai gardé contact. On se parlait presque deux fois par an, et maintenant que je suis revenu vivre aux États-Unis, je les vois très régulièrement: on a passé Thanksgiving ensemble, on se retrouve dimanche pour le Super Bowl… ça vous montre bien que cette année à l’étranger reste au cœur de ma vie.
Comment définirais-tu ton lien à PIE?
Frédéric — Aujourd’hui, et en partie grâce à ce séjour, j’ai l’impression de ne plus avoir de frontières, je me sens Français bien sûr, mais, au-delà, je me sens «enfant du monde». Je pense que c’est beaucoup lié à mon année passée si loin à l’adolescence. PIE n’est pas étranger à cela, et, à cet égard, j’ai un sentiment de reconnaissance vis-à-vis de l’association. Comme je connais les bienfaits du programme, ça m’arrive très souvent de conseiller à des jeunes de partir… et beaucoup l’ont fait.
Aurais-tu plutôt tendance à faire confiance à un ancien étudiant d’échange?
Frédéric — Complètement. Je sais ce qu’il a vécu, je sais qu’on aura le même «background», des valeurs, voire des capacités communes. On va être en phase.
Si tu devais embaucher, ce serait un critère fondamental?
Frédéric — Si je repère sur un CV quelqu’un qui a passé une année à l’étranger, ça va tout de suite me sauter aux yeux, et à coup sûr je le convoque. Je pense à un jeune Norvégien qui avait passé une année au Pérou et que j’ai repéré pour développer un produit logistique.Personnellement, si je dois choisir entre deux personnes, à valeurs égales, je choisis toujours quelqu’un qui a passé une année à l’étranger, je choisis l’«Exchange Student». Il saura mieux gérer les situations seul. Je recrute des cadres qui doivent être capables de prendre des décisions, de les prendre vite et de les assumer. Et le fait de vivre seul, loin des siens, dans une autre famille, permet en partie d’acquérir ces qualités. On apprend à se prendre en charge. D’ailleurs j’ai un bon exemple dans mon entreprise, puisque le directeur de Wilhelmsen Ships Service au Panama est un ancien étudiant d’échange! Est-ce que tu peux être amené à utiliser le réseau PIE? Le secteur maritime est un peu particulier, mais oui, pourquoi pas? Et, à coup sûr, je le suivrai.
Article paru dans le Trois Quatorze n° 55