Olivia et Camille, deux participantes au programme d’une année scolaire, reviennent sur leur parcours japonais et tirent une leçon de vie des événements consécutifs au tremblement de terre et au tsunami du printemps. Même si pour elles, et pour toujours, il y aura un avant et un après le 11 mars 2011, c’est d’abord et avant tout de leur vie au Japon dont elles souhaitent parler. Et il apparait à l’évidence, au terme de l’entretien, que leur attachement à leur terre d’accueil a été exacerbé par la frustration d’avoir dû la quitter dans le malheur et la précipitation.
L’ARRIVÉE
Trois quatorze — commençons par le commencement : parlons d’août 2010 et de votre arrivée au japon.
✪ Camille — Le voyage, c’était parfait : on était tous ensemble, accompagnés, l’ambiance était bonne. Je garde par contre un souvenir très pénible de l’arrivée. Tout à coup la fatigue, le décalage horaire, le poids du voyage, la chaleur surtout. Un climat tropical moite, c’était horrible. Et on s’est retrouvés à Tokyo, pour participer à ce stage d’orientation.
✪ Olivia — On était sales, on avait juste envie de dormir… et on n’arrêtait pas de marcher, de faire des tas de choses.
✪ Camille — On a rencontré plein de monde (d’autres étudiants d’échanges, des japonais…). WYS, le partenaire japonais de PIE avait bien fait les choses, c’était plutôt bien organisé… mais en même temps, c’était super « chiant ». En tout cas, c’est mon avis.
✪ Olivia — Les visites c’était bien. Sans ce stage, je n’aurais jamais vu Tokyo…
✪ Camille — Je crois qu’ils ont été dépassés d’entrée par le fait de devoir gérer tous ces étudiants étrangers. Il y avait un trop gros écart culturel. Ils s’attendaient à recevoir un groupe tranquille et on a débarqué avec notre mentalité de gueulards. Moi je pestais toute la journée : « J’ai trop chaud », « je veux sortir… » Il faut dire qu’on était tous enfermés dans l’« Olympic Center » de Tokyo, une ville dans la ville : on se paumait. Et puis il y avait les douches communes, le bain commun. Je n’avais jamais vu ça, je ne comprenais rien. C’était le premier décalage culturel. Moi, le bain commun, d’emblée j’ai dit « non ».
✪ Olivia — Ce stage à l’arrivée, c’était quand même un bon entre-deux, un bon sas avant de rejoindre sa famille. Mais c’était trop long, je crois…
✪ Camille — Je n’avais qu’une envie c’était de rentrer dans la vraie vie, de me plonger dans la réalité du truc. J’étais arrivée gonflée à bloc et je sentais la motivation qui retombait. Mais après, ce genre de choses, c’est vrai que ça dépend de chacun.
Trois quatorze — l’étape suivante, c’est le départ dans vos lieux de vie, vos familles.
✪ Camille — Moi, ils m’ont fait un truc horrible. Ils m’ont prévenue de mon départ quelques minutes seulement avant que ma famille arrive. J’avais passé quatre jours à attendre et puis, en dix minutes, il fallait plier bagage. Tout le monde avait le temps de se poser, de prendre des photos de dire au revoir, sauf moi. Quand ma soeur d’accueil est venue me chercher, elle s’est présentée, ils ont fait des courbettes entre Japonais, et on est partis ensemble. Avec elle, ça a tout de suite fonctionné. On s’est bien entendues. On a pris le train de banlieue ensemble pour rejoindre une banlieue de Tokyo (30 kms environ) ; la mère est venue nous chercher à la gare et nous a emmenées au restaurant. Je me souviens qu’elle avait un gros dossier avec tous les papiers me concernant et qu’elle m’a posé des tas de questions. Voilà comment en quelques heures, je me suis retrouvée plongée au coeur de ma nouvelle vie. Tout a démarré sous les meilleurs auspices.
✪ Olivia — De mon côté, une personne de WYS m’a accompagnée à la gare. Je me souviens que je regardais les trains qui étaient couverts d’énormes autocollants Pokémons : j’ai bien aimé. Puis j’ai pris le bus, toute seule. Trois heures de trajet, direction Fukushima-Iwaki : j’ai dormi. Le chauffeur m’a réveillée pour me dire que j’étais arrivée. À la descente du bus, ma mère d’accueil m’attendait : très gentille, assez expansive — il faut dire qu’elle avait grandi aux États-Unis — alors que le père était plus timide et montrait moins ses sentiments. Dans la voiture, j’ai fait connaissance avec le fils (à peine trois ans) qui m’a d’abord un peu fait la tête. À peine arrivés à la maison, on s’est mis à préparer des « gyosas » (sorte de gros raviolis) qu’on a mangés le soir même. L’eau, la farine : c’était trop bien. On peut dire que j’ai mis tout de suite la main à la pâte.
Trois quatorze — Vous avez le souvenir d’une bascule relativement facile.
✪ Olivia — Oui, c’était simple. Pas de rupture. Cela c’est fait, somme toute, très spontanément.
✪ Camille — C’est paradoxal, parce qu’on ressasse tous ces problèmes d’adaptation pendant des mois (comment ça va être ? comment vont-ils être ? etc.) et dès qu’on pose ses bagages, on comprend et on réalise que les choses sont ce qu’elles sont et qu’on est là pour un an. En même temps, au début, on se sent plus invité que membre de la famille : on fait gaffe où on met ses pieds, on parle plus doucement…
✪ Olivia — C’est comme quand on va dormir la première fois chez une copine. On fait attention à être polie, on est gentille, pas très à l’aise, on ne prend pas trop de place sur le canapé ! trois quatorze — quelle est la première chose qui vous ait marquées ?
✪ Olivia — La notion de vie de famille : les repas pris tous ensemble, la mère qui passe des heures à préparer à manger ; en un mot, le « vivre ensemble ».
✪ Camille — À l’intérieur de la famille, ils font tout tous ensemble : les repas c’est vrai, mais les bains aussi. Ils partagent toutes les activités ; c’est très impressionnant. Au Japon, en ville en particulier, tout est tout petit, l’espace est restreint (dans ma maison par exemple, les chambres sont tellement minuscules qu’on ne peut pas y rester dans la journée), alors on se retrouve tous au salon où on passe l’essentiel de notre temps, assis quasi côte à côte. Il y a en a un qui fait ses devoirs pendant que l’autre joue aux jeux vidéo, le troisième — la mère en général — surveille que le repas du soir ne crame pas — et le quatrième — souvent c’est le père — fait je ne sais quoi ! En France, on partage des choses précises à des moments précis, tandis que là-bas on partage tout, tout le temps. Cela crée des liens très forts. Au Japon, il n’y a pas de murs dans les maisons : la promiscuité est donc très importante. Et je me demande parfois — c’est en tout cas mon analyse — si la courtoisie qui caractérise ce peuple ne vient pas de la petitesse de leur territoire et de cette promiscuité. Ils ont compris qu’il fallait éviter les situations de conflit, car dans de si petits espaces, la moindre tension est susceptible d’enfler et de déboucher sur une crise. Il y a sûrement d’autres raisons à cette courtoisie — une forme de pudeur, la culture religieuse, l’idée de réincarnation, l’histoire récente, que sais-je encore… — mais je relie principalement cette forme de respect à ce rapport à l’espace.
Trois quatorze — il est vrai que l’on dit communément des Japonais — c’est un peu une image d’Épinal — qu’ils sont très polis — polis jusqu’à la démesure ? c’est très intéressant de rapprocher cette culture du respect à la notion d’espace restreint. on pense à lorenz et à son analyse du rapport distance/combativité chez les animaux ? on pense à la façon de se comporter dans un ascenseur : l’espace vital est si petit qu’aucun des occupants de l’ascenseur n’a tendance à occuper le centre, chacun prend ses distances, on parle plus doucement.
✪ Camille — Les Japonais sont très polis, c’est certain, très respectueux des autres et de tout, mais il n’y a aucune démesure là-dedans. C’est nous en Europe — et en France tout particulièrement — qui sommes dans l’excès opposé. Ce qui est choquant, c’est notre manque de courtoisie et non l’inverse. Personnellement cela me frappait déjà avant de partir… Alors, après huit mois au Japon, je ne vous dis pas ! Je crois, avec les Japonais, que l’on n’est jamais trop polis.
✪ Olivia — Je suis tout à fait d’accord avec Camille : ils ne sont pas dans le « trop ». La caricature que l’on fait d’eux à ce niveau-là est ridicule. Et puis, cette politesse, c’est tellement agréable à vivre au quotidien.
✪ Camille — Il y a une chose qui m’a particulièrement frappée — notamment à l’école — c’est qu’il n’y a pas de tête de turc. Je rapproche cela de la notion de respect. Il semble que je sois tombée dans un super lycée (et qu’à ce niveau j’ai été la chanceuse du lot) mais, honnêtement, dans mon lycée tout le monde était pote avec tout le monde. Il n’y avait pas de bouc-émissaire. Leur façon de gérer les conflits est totalement différente de la nôtre. Je suis désolée de faire des généralités — car ce que je dis reste avant tout du ressenti — mais, globalement, je dirais que les Japonais sont des gens qui reconnaissent leurs erreurs, qui s’excusent toujours de ce qui peut être pris ou assimilé à une erreur ou à une faute, et qui, par contre, n’attendent pas de celui qui a fait une erreur qu’il s’excuse (ce n’est pas nécessaire, puisqu’à l’évidence il le fera). D’où ces échanges permanents avec ce souci de respecter les règles de bienséance (je te salue, tu me salues ; je m’excuse, tu t’excuses, etc.).
Trois quatorze — leur façon de faire mettrait en évidence le fait que la politesse n’est rien d’autre qu’une façon de communiquer pour éviter le conflit, notamment en le désamorçant dès qu’il pointe le bout de son nez ?
✪ Olivia — Exactement. Ce refus du conflit me paraît essentiel. Il est au coeur de leur culture. La dernière guerre, bien sûr, est passée par là. Et Hiroshima évidemment. Personne n’en parle au Japon, ni à la télé ni à l’école, mais il y a une forme de pacifisme qui les habite aujourd’hui et qui est le fruit de cette tragédie. trois quatorze — Politesse, respect, refus du conflit, absence de boucémissaire… vous nous décrivez un monde paradisiaque ?
✪ Camille — Non certainement pas.
Le danger qui menace dans une telle société, c’est de perdre l’habitude de se dire la vérité. Au Japon, le risque, c’est de tout garder pour soi. On ne se dit pas facilement ses quatre vérités. On ne crève pas l’abcès. On encaisse, on encaisse, et au final c’est horrible, parce que forcément d’autres tensions naissent ailleurs. C’est l’autre versant — le versant sombre — de la médaille. C’est la face cachée du Japon. Cachée mais connue !
✪ Olivia — Mon histoire personnelle dans ma première famille est une parfaite illustration de ce problème. J’ai eu un sérieux soucis relativement à Facebook. Ma mère d’accueil avait été choquée par des choses que j’avais écrites sur la vie de famille (et qu’elle avait été jusqu’à faire traduire), mais au lieu de me le dire, elle a essayé de surmonter cette gêne sans m’en parler. En fait, elle a intériorisé. Mais une semaine après, ça a lâché. Le plus dur dans l’affaire c’est que je l’ai appris indirectement (par ma mère naturelle) qui m’a dit un jour : « Ta mère d’accueil a demandé à l’organisme que tu quittes la maison ! » Moi, j’ai halluciné, car je n’avais rien vu venir, puisque la mère était absolument adorable avec moi. Elle avait mis une chape sur le problème en pensant parvenir à gérer, et en réalité ça l’avait débordée. Et moi, je n’ai pu ni comprendre ni corriger le tir. C’était d’autant plus dommage qu’il n’y avait rien de bien méchant (je m’étonnais simplement dans mon blog que le père ait tendance à douter de ce que je disais). Du coup dans ma seconde famille, je ne me suis jamais sentie bien, car j’avais toujours peur de mal faire. J’ai eu du mal à me situer et à me détendre.
Trois quatorze — dans la mesure où les Japonais estiment avoir tout fait et tout mis en place pour éviter la naissance du conflit, quand celui-ci apparait il est beaucoup plus difficile à stopper, et il prend donc facilement des proportions extrêmes.
✪ Camille — Ça ne doit pas exploser. Mais comme il n’y a pas de soupape… quand ça explose, ça explose ! On rencontre ce problème à l’école. Si on est dans une atmosphère détendue sans une grosse compétition scolaire, avec des gens qui savent « lâcher » un peu, le système de respect à la japonaise prend tout son sens et toute sa beauté. Il y a alors une forme de liberté. Mais quand les gens se mettent la pression et entrent dans l’idée du « Il faut que j’y arrive à tout prix», ça devient très dur à gérer : personne ne se parle et on arrive à une tension très forte. La compétition est source alors de conflit.
✪ Olivia — Je nuancerai en soulignant que c’est plutôt le côté décontracté qui l’emporte. On pense souvent au Japon comme un peuple de gros travailleurs, de gens sous stress permanent et qui n’arrêtent pas de s’agiter, mais je trouve que l’ambiance, à l’école en tout cas, est plutôt « cool ». C’est une des choses qui m’a frappée là-bas : ils ont du savoir-vivre et sont plutôt dans le relâchement. À l’école, les relations entre profs et élèves sont très décontractées. Ils ont trouvé un certain équilibre entre décontraction, respect et travail.
✪ Camille — Ça bosse pas mal, c’est vrai. En revanche, le « niveau scolaire » — comme on l’entend en France — est quand même bien moins élevé. C’est irrégulier en fait. En Maths ou en Sciences par exemple, le niveau peut être bon ou très bon, mais en culture générale, ce n’est pas très élevé. Et puis ça dépend beaucoup des écoles. Il faut savoir aussi que tout l’effort au niveau primaire est axé autour de la lecture et de l’écriture. Gamins, ils doivent apprendre plus de mille Kanjis (il leur faut savoir les reconnaître et les dessiner). C’est un travail qui prend pratiquement cinq années et qui est très complexe (alors qu’en France l’apprentissage de la lecture/écriture se fait en deux ans). Du coup, les Japonais ont une énorme maîtrise du par coeur, mais font un peu l’impasse sur les autres connaissances. J’ajoute aussi, par rapport à ce qu’a dit Olivia, que les jeunes Japonais adorent aller à l’école. Pour la grande majorité des Japonais, l’école est un lieu de vie, un endroit agréable, où l’on bosse autant que l’on s’amuse. Les élèves adorent partir le matin à l’école — au point d’être souvent très en avance !
✪ Olivia — Leur école est leur seconde maison ! Ils y sont en confiance. Il faut dire que je n’ai jamais vu un prof laisser tomber un élève et encore moins un prof s’acharner sur un élève !
✪ Camille — Contrairement à la France, on ne voit jamais un prof dire à un élève ou à une classe : « Vous êtes nuls ! ». Ils ne se permettraient jamais de dire ça au premier degré.
LA RUPTURE
Trois quatorze — venons-en au 11 mars. c’était le premier tremblement de terre que vous ressentiez ?
✪ Olivia — Non absolument pas. Moi dans mon coin, j’en avais tout le temps des tremblements de terre. Presque une fois par semaine. Des plus ou moins petits, des plus ou moins importants…
Trois Quatorze—Une fois par semaine ! Cela fait peur ? On s’y habitue ?
✪ Olivia — Oui tout-à-fait… on s’y habitue vraiment. Je ne vais pas dire que ça m’amusait, mais pas loin. Quand ça dure 10-15 secondes, c’est comme une attraction. Ça me faisait penser au Futuroscope.
✪ Camille — Sauf la première fois ! La première fois, honnêtement, j’ai vraiment eu peur. J’ai été très surprise. On était en cours, le prof s’amusait avec un élève quand ça a commencé à trembler. En général, dans la classe, il y en a un qui dit : « Jishin ! » (« tremblement de terre ») et puis un autre reprend, « Jishin », et puis en quelques secondes, les « Jishin » fusent de partout. Ce jour-là, donc, le prof s’est dirigé tranquillement vers la porte pour l’ouvrir*. Et puis, il est revenu encore plus tranquillement et a repris son cours. Il n’y a pas eu du tout de panique. J’étais la seule à avoir eu peur. Alors ça a fini par me rassurer.
✪ Olivia — Les Japonais ont l’habitude ; ils restent calmes, alors ils nous tranquillisent.
✪ Camille — C’est étonnant parce que certains sont réceptifs au moindre mouvement : ceux-là sentent le tremblement de terre avant les autres. Ce sont eux qui donnent l’alerte. Parfois, les autres rigolent, ils disent que celui qui a donné l’alerte est victime de ce qu’ils appellent « le mal de terre » — l’impression que ça bouge, alors que ça ne bouge pas — Mais, souvent, le lendemain dans les journaux, on apprend que ça avait vraiment bougé !
Trois quatorze — le tremblement de terre fait donc partie de la vie du Japonais, et il a fini doucement par entrer dans la vôtre. C’est cela ?
✪ Camille — Exactement. Pour tout vous dire, depuis que je suis rentrée en France, je suis moi-même victime de ce fameux mal de terre. L’autre jour, mon chat a grimpé sur mon lit sans que je le voie et j’ai cru que c’était un tremblement de terre. Je me suis réveillée, paniquée.
✪ Olivia — Moi, ça m’a fait ça avec la machine à laver, à l’essorage ! Alors que là-bas, quand ça bougeait (et ça bougeait réellement), j’étais devenue très tranquille.
✪ Camille — Il faut dire aussi que je préfère un force 8 au Japon qu’un force 4 en France. En cas de tremblement de terre, je fais confiance au premier Japonais venu. Alors qu’en France, le moindre petit truc et ce serait la panique absolue ! trois quatorze — avez-vous pris tout de suite la mesure de la puissance exceptionnelle au tremblement de terre du 11 mars ?
✪ Olivia — Non. Et pourtant j’étais très proche de l’épicentre (NDLR : à 30 kms de Fukushima et à moins de 10 kms de la côte). Ce jour-là, je venais de quitter l’école. On avait passé la matinée à tout nettoyer et à tout laver en vue de la cérémonie scolaire annuelle qui devait avoir lieu le lundi. J’étais dans la rue, à dix minutes de chez moi, quand ça a commencé à bouger. J’ai fait comme d’habitude : je me suis arrêtée pour attendre que ça passe. Au même moment, j’ai reçu sur mon portable une alerte « tremblement de terre » par SMS — ce qui signifiait déjà que l’affaire était sérieuse. Et à partir de là, ça a bougé de plus en plus et de plus en plus fort. Les gens se sont mis à quatre pattes, car ils ne tenaient pas debout. J’ai fait pareil. Je voyais les poteaux, les lampadaires qui se baladaient et qui pliaient comme des herbes. En face un panneau publicitaire est parti en morceaux. Je pense que ça a duré deux ou trois minutes. J’avais hâte que ça finisse, car j’avais très faim — il était 15 heures, et je n’avais pas encore mangé. Quand ça s’est arrêté, je me suis dit qu’on avait encaissé un gros truc, mais je n’avais pas imaginé une telle puissance (NDLR : niveau 9 à Fukushima-Iwaki, lieu de résidence d’Olivia). Or, quand j’ai repris mon chemin, j’ai vu un magasin que je connaissais bien totalement dé-truit, les vitres explosées… Plus loin, j’ai vu une maison par terre et des gens choqués. Chez moi, tout était brisé. J’habitais un restaurant. Il y en avait vraiment partout. Mais en même temps, pas de panique du tout. On sentait les gens marqués mais tout le monde gardait son sang-froid. À ce moment-là, je n’aurais jamais pu imaginer que, trois jours plus tard, je devrais quitter la région.
✪ Camille — J’étais au lycée. Cette après-midi-là, l’ambiance était presque euphorique, car c’était la fin des examens. Tous ceux qui, comme moi, participaient au club de sport ou de danse étaient là. Je me souviens très bien que vers 15 heures une copine a dit : « Jichin ». Elle avait vu les rideaux bouger alors que les fenêtres étaient fermées et qu’il n’y avait pas un souffle d’air. C’était le premier signe. On s’est dit : « Dans dix secondes, c’est fini, comme d’habitude », et on a continué nos activités. Mais ca s’est vite amplifié, très vite et très nettement. Et on a pris peur, parce qu’on s’est retrouvés par terre sans avoir eu le temps d’aller ouvrir les portes*. Les copines autour de moi m’ont donné des conseils : «Mets-toi sous la table, fais gaffe aux plafonniers, etc. » Il y en a une, adorable, qui m’a pris par la main et qui m’a dit : « T’inquiètes pas, Camille, ça va aller ! » Ça paraît bête, mais ça m’a aidée, parce que ça criait autour de moi, et que même si je n’ai pas paniqué, j’avais vraiment peur, j’en avais marre, et je me disais : «Mais quand est-ce que ça va s’arrêter, cette affaire-là ? »
Trois quatorze — pour vous, il s’agissait donc d’un gros tremblement de terre. mais à quel moment cela est devenu l’événement que l’on sait ?
✪ Camille — Je dirais que ça a pris une autre dimension deux jours plus tard, mais pas avant. Le 11 mars, je suis naturellement rentrée à la maison vers 17 heures. On a passé la soirée devant la télé, il y avait une certaine tension, mais on ne comprenait pas l’ampleur de la situation. On attendait de savoir. Ils parlaient bien sûr du tremblement de terre, mais quand on est partis se coucher, aux infos, ils avançaient le nombre de 65 morts ! Les images du tsunami ne sont parvenues que le lendemain.
✪ Olivia — Tu crois ? En fait je ne me souviens pas ! Moi quand j’ai vu les dégâts chez moi et autour, j’ai perçu que l’événement était important, mais pas dans ces proportions — Et encore Iwaki, par rapport aux autres agglomérations autour de Fukushima, avait été protégée du tsunami par la montagne. J’ai vraiment réalisé la portée de la destruction quand j’ai traversé le pays, trois jours plus tard, pour rejoindre Tokyo. J’ai vu alors, par la fenêtre, les paysages détruits, la désolation. J’ai réalisé alors ce qui s’était passé, ce qu’avaient vécu certains et j’ai compris que c’était un peu comme la guerre : il y a le fait d’en parler (de « voir à la télé ») et le fait d’être dedans : ce n’est pas vraiment la même chose !
✪ Camille — Pour les gens qui étaient en première ligne, c’était forcément différent, mais pour nous, la tension est montée progressivement. Il y a eu le tremblement de terre, puis le Tsunami, puis la menace nucléaire.
✪ Olivia — On a commencé à parler du problème nucléaire le samedi soir. J’ai su le dimanche que mes parents avaient demandé à ce que je rentre (parce que j’étais très proche de la centrale). Mais on avait peu d’infos en direct. On était enfermés chez nous, parce que c’était la consigne — mais tout cela sans trop comprendre. Les communications étaient en partie coupées, les routes bloquées, il n’y avait plus d’avions. Très vite le gaz a été coupé à son tour, puis l’eau. Quand le mardi matin, mon père d’accueil est venu me dire : « On va essayer de t’emmener en voiture à Tokyo », j’étais presque étonnée. Et puis à ce moment-là, il n’était pas sûr que j’arrive à partir, parce qu’il n’y avait plus d’essence.
✪ Camille — Dans la banlieue de Tokyo, on a eu des restrictions de chauffage — on a vraiment caillé — mais c’était plus par mesure d’économie et de solidarité qu’autre chose, car en soi il n’y avait pas de problème particulier. Une anecdote : quand on a su qu’il y avait des problèmes d’alimentation électrique dans le pays, nos voisins de palier à Tokyo ont coupé le courant. Le soir même, ils mangeaient dans le noir ! Ça donne une idée de la mentalité japonaise !
✪ Olivia — Pour ma part, j’ai réussi à quitter Iwaki et à retourner sur Tokyo grâce à un contact de l’association japonaise, un type qui travaillait dans un station d’essence et qui a offert une carte d’essence à mon père d’accueil ! Et mon père d’accueil, quant à lui, a fait huit heures de trajet (au lieu de trois heures en temps normal) pour m’accompagner jusqu’à Tokyo et me mettre en sûreté. Puis il a passé la nuit du mardi au mercredi sur place, avant de repartir sur Fukushima – Iwaki, où il avait laissé sa famille.
Trois quatorze —dans quelles conditions se sont fait tes adieux ?
✪ Olivia — Tout s’est décidé très vite. Trop vite. Quand j’ai quitté Iwaki, j’ai à peine eu le temps de dire au revoir à ma mère d’accueil et à mon petit frère. Comme ils sont très timides, les adieux étaient super discrets, presque furtifs. J’étais mal. J’avais vraiment l’impression de les abandonner, de les laisser dans leur merde et de filer. Je me sentais mal. D’autant que c’était pas mon idée à la base. Moi, je ne voulais pas partir. Et même si j’avais conscience qu’il ne pouvait pas en être autrement, et que je comprenais parfaitement la position de mes parents naturels, je vivais ça comme un conflit à l’intérieur !
✪ Camille — Jusqu’au mardi, il n’y avait rien de vraiment alarmant pour nous qui étions à Tokyo. On parlait de la centrale mais ça avait l’air sous contrôle. Mais le mardi, cela a pris une autre dimension. Mes parents m’avaient déjà dit la veille qu’ils souhaitaient que je rentre, et moi j’avais dit : « Ok, ok… », en pensant que ça allait les calmer et en me disant : «On verra bien dans dix jours ! » Mais le mardi, ce n’était plus la même musique. Ma mère m’a appelée le soir en me disant : « Camille tu rentres ! ». Ce n’était pas un ordre, mais j’ai senti qu’elle me suppliait presque. À partir de là, cela a été très vite aussi. Heureusement, j’ai eu le temps de prévenir ma prof principale pour dire que j’étais obligée de rentrer et que je passerais se lendemain pour dire au revoir à ma classe. Et quand je suis arrivée le mercredi matin à l’école, c’était le délire : une grande cérémonie pour mon départ avait été mise en place à la va vite. Tout le monde était là, pas seulement ma classe… tout le lycée, réuni dans le gymnase. C’était incroyable. On ne pouvait pas faire plus émouvant. J’avais l’impression de fuir et ils me saluaient. J’ai pleuré toute la journée.
✪ Olivia — Ah, c’est bien que tu aies eu ça ! (elle marque un temps)… Moi, je n’ai revu personne de l’école. La fête du lundi a été annulée et je n’ai plus eu aucune nouvelle d’aucune copine de l’école, d’aucun prof. On m’avait même demandé de ne pas prévenir les autres élèves de mon départ et de ne leur faire savoir que j’avais dû rentrer qu’une fois que je serais en France ! Ça c’était dur aussi. Et quand j’ai quitté mon père d’accueil et ma petite soeur, à Tokyo, il y avait un sentiment de malaise et de tristesse. J’avais l’impression de les trahir.
Trois quatorze — y-a-t-il eu des moments de panique sur place ?
✪ Camille — Jamais.
✪ Olivia — Absolument jamais.
✪ Camille — La panique c’était en France. Vous, Français, vous nous avez transmis la panique. Et à la limite, nous nous la sommes transmise entre nous, participants français. L’affolement venait après chaque contact avec la France. Mais là-bas, c’était le calme absolu… le calme dans la tempête… malgré la tempête. Ce que je trouve vraiment pénible, c’est qu’aujourd’hui en France, on ne parle plus du tout des difficultés du Japon, en tout cas pas dans les proportions que cela mériterait. Depuis qu’on a passé le stade du spectaculaire… c’est silence radio !
✪ Olivia — C’est très juste. Les seules questions qu’on me pose sur mon année au Japon c’est pour savoir si je « psychote » sur le fait d’avoir été irradiée ou non. Une copine m’a même demandé si « j’étais fluo la nuit ! »
✪ Camille — Pour en revenir à la question, je dois dire que leur sangfroid pendant toute cette période m’a vraiment estomaquée. On ne peut pas s’empêcher de penser que si la même chose s’était passée en France, on se serait entretués. À ce niveau, je pense sincèrement que les Japonais nous ont donné une bonne leçon et qu’ils nous ont même mis une grande claque dans la figure.
Trois quatorze — que vous reste-t-il de toute cette « expérience » ?
✪ Olivia et Camille — L’impression que les gens ne peuvent pas comprendre ce qui nous est arrivé.
✪ Olivia — L’impression que tout s’est arrêté subitement et sans prévenir. Moi, j’ai été littéralement dépassée par les événements. D’abord on m’a dit : « Tu ne sors pas de chez toi », et je ne suis pas sortie, puis : « Tu vas à Tokyo » et je suis partie à Tokyo, puis : « Tu ne préviens pas tes amis de classe », puis : « Tu vas en Corée », etc., etc. Je n’avais aucune prise sur les choses, aucun recul. Quand tu es dans l’oeil du cyclone, tu ne vois rien, tu ne peux pas analyser.
✪ Camille — On a le sentiment d’avoir été arrachées à notre vie. Moi, franchement, je me sens lâche. On n’a rien géré. On a fui.
✪ Olivia — Aujourd’hui je me sens totalement coupée du Japon et de ma propre vie là-bas. Pour l’instant (NDLR : 6 semaines après), je n’ai plus du tout de contact avec tous ces gens. Vous imaginez ! Je me demande parfois si tout cela a existé. Et comme je me sens mal, j’ai l’impression que les gens m’en veulent.
Trois quatorze — on a l’habitude de dire que les crises font ressortir la vérité des êtres ou des choses. une leçon à ce niveau ?
✪ Camille — Une chose m’a frappée : certains Japonais ont la réputation d’avoir un problème sérieux pour accepter les étrangers (je ne parle pas des touristes, mais de ceux qui résident soit provisoirement soit définitivement au Japon) : on pourrait parler à leur propos de protectionnisme culturel, voire de racisme. Ces Japonais-là ont été confortés dans leur idée. Ils nous ont lancé un message du genre : « Tu viens nous voir parce que notre pays est beau, moderne, sympa, et à la première difficulté tu te barres ! » L’écart avec ces gens s’est creusé. Et à l’opposé, il y a tous ceux — et ils sont nombreux —, qui nous ont si bien reçues — que ce soit à l’école ou en famille — et qui au lieu de nous reprocher quoi que ce soit, nous ont conseillé de partir, voire même demandé de partir. Ceux-là ont parfaitement compris notre position et nous soutiennent totalement.
Trois quatorze — à quand un retour au japon ?
✪ Camille — Si nous n’avions pas été « arrachées » au pays, peut-être que notre attachement aujourd’hui serait différent, mais notre frustration actuelle nourrit clairement notre envie et notre besoin d’y retourner.
✪ Olivia — Notre lien avec ce pays est sûrement profond. Moi je sens un manque, un truc non abouti. J’y retournerai, c’est certain.
✪ Camille — Et il reste aussi tous les bons souvenirs. Je voudrais que ce soit la vraie vie là-bas qui l’emporte. Pour tout vous dire, j’aimerais bien que la part relative au tremblement de terre ne prenne pas plus de deux lignes dans cet entretien ! Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?
Camille Bertin, née le 4 août 1992 à Ivry 2010-2011 : une année scolaire dans la banlieue de Tokyo au Japon
Olivia Chavanon, née le 2 octobre 1994 à Paris 2010-2011 : une année scolaire à Iwaki au Japon
LETTRE OUVERTE
À CELUI OU CELLE QUE J’AI LAISSÉ(E) AU JAPON
Megumi, élève au lycée d’Iwaki, était la plus proche amie d’Olivia pendant son séjour au Japon. Olivia n’a pas eu la possibilité de parler à Megumi avant de rentrer en France, le 16 mars dernier.
«Chère Megumi, Voilà plus d’un mois que je suis partie. Un mois que je n’ai plus de nouvelles. Comment vas-tu ? C’est une question banale en temps ordinaire, mais là, j’ai vraiment besoin de savoir. Je suis partie sans pouvoir t’adresser un « au revoir », sans pouvoir te remercier, pour ton amitié, pour ton soutien, pour ton sourire. Merci, car sans toi, ces six mois n’auraient pas été aussi drôles, aussi beaux. Merci d’être restée avec moi alors que je n’étais qu’une étrangère qui parlait si peu et si mal ta langue. J’aimerais que tu comprennes pourquoi je suis partie.J’espère que tu ne m’en veux pas. Nous reverrons-nous ?… Tu restes dans mon répertoire Facebook… Tu resteras à jamais dans mon coeur… ! »
Avec toute mon amitié, Olivia
PS : j’espère que tu viendras un jour visiter la France !
Photos: Camille, Aurore & Manon