Je nous revois tous dans l’avion. Je me revois même, un peu plus tôt, en train de faire mes bagages. Je les revois tous me faire signe à l’aéroport. Et puis mon arrivée, l’émerveillement, l’euphorie. « C’est fou, cette fois j’y suis. » Et puis les découvertes. Et toutes ces rencontres, tout est si beau, si facile au début. Et puis après, on s’habitue — d’ailleurs on s’habitue toujours à tout. Très vite, les choses ne nous étonnent plus ; bientôt elles nous agacent, parfois même nous exaspèrent. Les gens sont trop superficiels, les choses paraissent trop simples et dans le même temps les codes trop durs à assimiler, il n’y a plus de nuances. Et l’ambiance européenne est si loin. On pleure très souvent, on va souvent sur l’ordinateur, on n’a plus très envie de faire des efforts, on est juste exténué. On se sent prêt à tuer pour un morceau de fromage. On s’accroche à des tout petits signes venus de France : une pointe d’accent vous ravit, elle sonne comme un air connu, une respiration, une petite victoire. La vue d’une cédille vous fait du bien. Y’a même des jours où l’on se réjouit d’aller dormir, avec l’espoir d’en voir une, en rêve.
Et puis tu te reprends. Tu te rends compte de tout ce que ce voyage t’a offert, tu cesses d’idéaliser l’Europe et tu te souviens des raisons qui t’ont poussée à la quitter. Tu te rends compte que tu n’es déjà plus tout à fait la même personne, tu t’es éloignée de ton contexte et tu t’es rapprochée de toi, tu t’es adaptée. En partant, tu sais un peu mieux qui tu aimes et qui t’aime. Ça ne fait que deux/trois mois que tu es là… déjà tu pourrais écrire un livre.
Tu commences à t’y faire à ta vie américaine et à les apprécier ces drôles de personnages qui mettent le vin au frigo. Tu ris, parce qu’ils ne connaissent pas l’existence de la Suisse et qu’ils ne comprennent pas que toi tu ne connaisses pas les noms de tous leurs présidents !
La vie est un cycle : après l’émerveillement, après le gros coup de blues, après le choc, c’est la fameuse routine à nouveau qui revient et qui l’emporte. Elle s’installe, sur la pointe des pieds, insidieuse et morne.
À peine deux mois, et tu trouves normal de manger des saucisses au petit-déjeuner. Tu ne fais plus attention à tes proches. C’est bête à dire, mais le jour où le silence de ceux qui t’entourent ne te pèse plus c’est que tu commences à te sentir chez toi. Attention, le blues est susceptible de revenir à tout moment — un cycle, je vous dis. Il est traître, il te prend à la gorge au moment où tu ne t’y attends pas ; il prend la forme d’une personne – un ami, un parent, un amoureux — d’un lieu, d’un moment, d’une situation, d’un objet, d’un goût, d’une odeur, d’une ambiance. Mais tu en as besoin de ces moments de creux, ce sont eux qui te font avancer. Et puis, ils sont de plus en plus courts, de plus en plus éloignés les uns des autres, de moins en moins intenses. Le blues repart comme il est venu. Alors la vie reprend son cours, tu te remplis de tout ce que tu peux, tu prends tout ce qu’il y a à prendre. Tu te dis qu’en rentrant tu feras le tri. Les moments durs reviendront, c’est sûr. Mais toi tu resteras, car tu as compris ce que c’est que voyager. Voyager ce n’est pas partir, ce n’est pas s’en aller, encore moins quitter, voyager c’est simplement se rendre ailleurs.
Lea, Oak Grove, Minnesota, Un an aux USA